Débuts de romans : le début du Côté de chez Swann, de Marcel Proust

Les débuts de romans des auteurs indés

Dans le monde du zapping et de l’immédiateté, tout auteur est conscient de l’importance des premières phrases de romans. Qui ne se rappelle pas le « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » de Proust, le « Vous avez mis votre pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant. » de Butor, le « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. » de Gabriel Garcia Marquez ? Même si un bon début ne suffit pas à assurer le succès d’un roman, il fait partie des éléments qui attirent l’attention des lecteurs et qui leur donnent envie de poursuivre leur découverte. (Note : si vous voulez lire un bon article sur les incipits célèbres, celui d’Aloysius Chabossot vous comblera)

Dans cet article, je m’intéresse aux débuts de romans des auteurs indépendants, particulièrement ceux qui occupent les premières places du classement de la boutique Kindle sur Amazon.fr. Je me suis surtout demandé s’il existait à cet égard une spécificité qui distinguait ces auteurs des autres, ou bien les livres numériques des livres papier. Voici les règles que j’ai (lâchement) suivies :

  • auteurs choisis dans le top 100 d’Amazon, en littérature générale, en policiers et thrillers et en science-fiction et fantasy ;
  • seulement des auteurs indépendants ou hybrides ;
  • seulement des auteurs que je connais ou dont j’ai entendu parler ;
  • un seul livre par auteur au maximum à l’intérieur d’un genre ;
  • citations allant jusqu’à trois phrases au maximum et ne dépassant pas un paragraphe ;
  • classement des citations par ordre alphabétique des noms d’auteurs.

J’ai obtenu ces citations à partir des extraits proposés par Amazon (pour les livres que je ne possédais pas déjà). Je les ai surlignées sur l’application Kindle de mon PC, puis je me suis rendu sur la Kindle.amazon.com, où j’ai retrouvé mes passages surlignés après m’être identifié. Hélas, les passages surlignés des extraits n’y apparaissaient pas. J’ai donc adopté une méthode plus fruste, mais efficace : sélectionner le texte dans Kindle, effectuer une recherche Google sur ma sélection, puis copier le texte dans la page de résultats Google.

P.S.  : Je prie par avance les auteurs que j’aurais oubliés ou cités de travers de me le faire savoir afin que je modifie mon article en conséquence.

Vingt-quatre débuts de romans pour faire le point

Description d’un lieu

Voici une entrée que je qualifierais de classique : on décrit le décor où aura lieu la première scène. En général, ce décor occupera une place importante dans le récit, au point parfois d’être traité comme un véritable personnage.

La province de Carinthie était une région montagneuse située à la frontière historique de l’Autriche et de la Slovénie. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les alliés se partagèrent les territoires de l’Europe de l’Est. Le bras de fer entre Moscou et Washington configura un nouveau découpage du monde sur les cendres encore chaudes des hommes sacrifiés pour le rêve empirique et démoniaque d’un petit moustachu. (L’Exil primitif – Cédric Charles Antoine)

Tresville-sur-mer, Nord Cotentin, quatre mille quatre cent quatre-vingt-dix-neuf âmes au compteur, pas une de plus. Une église romane, des demeures de villégiature début de siècle, une plage de sable fin qui s’étirait à l’infini et à laquelle la ville devait toute sa renommée. Plus loin, un hôtel abandonné et une boîte de nuit désaffectée, témoins tangibles d’une gloire passée. (Quel Pétrin ! – Céline Barré)

L’homme s’approcha tranquillement du portail principal de la cathédrale. Il leva la tête et observa la décoration du tympan : le Jugement dernier. Sous la statue du Christ, saint Michel et le diable. (Projet Anastasis – Jacques Vandroux)

(Auto)description d’un personnage

Deuxième ouverture classique, la description extérieure ou intérieure d’un personnage ne s’embarrasse pas de décors ou de dialogues pour présenter au lecteur le protagoniste et souvent son conflit principal.

Bon sang ! J’avais déjà quarante-deux ans, cinq mioches, dont deux qui me collaient encore aux basques, et je n’avais encore rien fait de ma vie. Je n’attendais plus que mes factures pour me rappeler mon existence : « Tiens, le fisc pense à toi, EDF aussi… » Je n’avais plus guère de joies dans ma vie austère, morne à force d’économies. (La Femme qui tua Stephen King – Azel Bury)

Mon nom, c’est Rose. Rosie Maldonne. 95 65 90. Ce n’est pas mon numéro de portable. Non. Ce sont mes mensurations. Il paraît que je suis canon. Je ne peux pas vous dire, je n’ai pas de miroir en pied. (Un palace en enfer (Au pays de Rosie Maldonne 1) – Alice Quinn)

Je l’observe.
Il a bien vieilli.
Je trouve qu’il ressemble de plus en plus à un père Noël avec sa barbe un peu plus longue et un peu plus blanche. (La femme sans peur (Volume 6) – Jean-Philippe Touzeau)

Description d’une situation initiale

Ici, la caméra balaie une scène où le décor et les personnages sont déjà en place, mais où l’action principale n’a pas encore commencé. Parmi les romans que j’ai examinés, cette ouverture est majoritaire. Elle permet de démarrer le récit de façon progressive et d’installer le décor et les personnages à travers un début d’action sans grand enjeu.

Dans la voiture, elle ressent encore la chaleur estivale de cette fin d’après-midi, et l’odeur du cuir neuf qui émanait de l’habitacle. Sur cette route sinueuse, assise à l’arrière, elle observe à travers le pare-brise, le bitume, les rochers, le ciel bleu et le paysage qui défile. Le véhicule progresse tranquillement sur la moyenne corniche. (Un jour d’avance – Matthieu Biasotto)

La première sensation que j’éprouve, celle qui me tire du sommeil, c’est une puissante nausée. Elle me secoue l’œsophage en vagues successives et lorsque j’ouvre les paupières, le plafond tangue, virevolte sous mes yeux. Je les referme aussitôt et tente de calmer ma respiration. (Chroniques d’une humanité augmentée – Pascal Bléval)

J’ai pensé à presque tout sauf à prendre un parapluie. L’eau dégouline sur mon visage et se mêle à mes larmes. J’ai toujours eu du mal à faire mes adieux. Petite, chaque départ était un drame : celui de la fin des vacances à la mer, celui de la fin de la colonie, celui de la fin des classes : à chaque fois, c’était un véritable déchirement. Comme si la séparation avec les êtres chers était définitive. (De l’Amour et des Anges – Azel Bury)

Les plafonniers venaient de s’éteindre, abandonnant à l’obscurité le dortoir bercé par le souffle des respirations. Il n’y avait ni volets ni rideaux aux fenêtres pour empêcher la lune blafarde d’allonger ses ombres sur les formes endormies. L’horloge au loin sonna douze fois, appelant les esprits malins à s’échapper de leurs domaines d’exil pour venir hanter les vivants. (Le baiser de Pandore : L’intégrale – Patrick Ferrer)

Il y a des jours où l’ordre et le chaos se disputent votre espace vital comme deux ennemis un territoire. Ce matin en quittant le centre de tri, à la légèreté de sa sacoche Martin comprit qu’il aurait très vite effectué sa tournée. Peut-être même la dernière s’était-il soudain inquiété. (Dalila Heuse : La pudeur des sentiments)

L’appartement était exigu. Un visiteur impromptu aurait aisément pu décrire ce qui s’y était déroulé ces trois derniers jours tant les vestiges de la vie casanière de ces deux-là envahissaient l’espace. Il faut dire que le simple fait de s’habiller ou de débarrasser la table était pour eux une véritable épreuve. (Connexion : Le cycle des dômes – Manuel Lempereur)

Le chemin retour est plus long que dans ses souvenirs. Ou peut-être cette impression est-elle due à l’heure tardive et au chagrin qui s’est abattu sur elle à minuit, lorsque le vieux Simon Potter a rendu l’âme. L’horloge du salon, aussi fatiguée que l’homme moribond, a mêlé ses douze coups aux sanglots de la famille rassemblée dans la petite maison décrépite. (Max – M.I.A.)

Une femme était installée à une table en fer forgé aux pieds finement ciselés, le visage penché sur une feuille de papier, une mèche blonde échappée de son chignon sagement niché contre sa nuque. Une plume à la main, elle remplissait une page d’une écriture fine et nerveuse. (Le fossile d’acier – Philippe Saimbert)

Il faisait chaud dans la tannerie en dépit des portes et fenêtres ouvertes sur l’extérieur, maintenant en permanence un courant d’air. Malheureusement en ce premier mois du renouveau, l’air était déjà ardent et sec dans les Canyons de Panjurûb. Les exhalaisons des charognes dominaient tout dans l’atelier. (Le Cycle d’Ardalia, tome 1 : Le Souffle d’Aoles – Alan Spade)

Le jour se lève à peine, j’entrevois un filet de lumière qui tente de s’immiscer dans cette chambre d’hôtel lugubre. Brisant la pénombre, il lèche un papier peint lessivé par les années, usé par la tourmente de tant de locataires peu soigneux. (Un genou à terre – Wendall Utroi)

Entrée au cœur d’une action

Dans toutes les littératures où l’action prédomine, il peut être tentant de précipiter le lecteur au milieu de l’action, quitte à caractériser les personnages en cours de route. L’objectif est d’accrocher le lecteur sans l’obliger à parcourir plusieurs pages de descriptions ou de déplacements sans enjeu dramatique. C’est l’option que j’ai choisie pour mon roman Lucie Acamas et les Compagnons de l’Ordre Vert, qui s’ouvre sur la course des deux personnages de la première scène à travers les rues d’une ville imaginaire. Ce type d’ouverture peut également utiliser une description dynamique, où une action secondaire sert à présenter personnages et décors.

Si tu fais ça, tu nous mets tous en danger, et je ne le tolérerai pas, me prévient Fran en me menaçant de son index. Solidement campée face à moi, les mains de nouveau sur les hanches, elle me transperce de l’un de ces regards sombres dont elle a le secret, l’un de ces regards qu’elle emploie d’ordinaire pour me tenir à sa merci et me soumettre à sa volonté. Depuis le temps, je devrais y être habitué. Mais je me demande toujours, après une quinzaine d’années, comment des prunelles aussi claires peuvent-elles contenir autant de noirceur. (Les Corps terrestres – Laurent Bettoni)

Mon cœur s’éclatait à faire des cabrioles dans ma poitrine. Je courais comme une dératée. Rien de moins. Il m’était difficile de respirer ou de simplement réfléchir. Pourtant, ce n’était pas faute d’essayer. Mes neurones s’étaient fait la belle, lâches qu’ils étaient. Cela me laissait désemparée et perdue à tenter vainement de retrouver mon chemin à travers ce dédale de couloirs. (Au service du surnaturel – Saison 1 : JENNA – Épisode 1 – SG Horizons)

Sahelle courait dans les couloirs du château. Ses sœurs, Emy et Thys, ne devaient pas être loin. Elles jouaient à cache-cache depuis leur plus tendre enfance entre ces murs. Elles en connaissaient les moindres recoins. (Le dragon des ténèbres (Les invocateurs – tome 1) – Emmanuelle Soulard)

Courtney Burden se faufila dans la pénombre de la chambre. Elle s’assit sur le bord du lit de Sawyer qui pleurnichait et l’embrassa sur le front, les joues, dans le cou et sur le ventre. Les larmes de son fils se muèrent en gloussements de plaisir. (Alerte Orange : Brooklyn Paradis : Saison 1 – Épisode 1 – Chris Simon)

Je ne vis pas le piège. Le bord de la falaise se déroba sous mes pieds, je perdis l’équilibre et plongeai dans le vide.
C’était la fin. Ma fin. Mon Game Over.
Je fermai les yeux, j’avais trop la haine. (ALE2100 Alternative Life Experience – Sophie G. Winner)

Dialogue

Les dialogues représentent une forme d’action qui concerne la relation entre plusieurs personnages. C’est pourquoi les romans qui mettent l’accent sur la vie sociale et relationnelle feront souvent usage d’un dialogue plutôt que d’une action pour atteindre le même objectif que le type d’ouverture précédent.

–  Maman, s’il te plaît  ?
–  Clara, j’ai dit non.
–  Allez, Diane. Laisse-la venir avec moi. (Les gens heureux lisent et boivent du café – Agnès Martin-Lugand)

« Tata Lucie était une garce !… Une vieille garce, même ! » précisait mon père. Et il avait l’air de s’y connaître en « vieilles garces » car cela faisait trois bonnes heures qu’il dissertait sur le sujet tout en assassinant Tata Lucie… verbalement, bien sûr ! Remarquez, elle n’avait plus grand chose à craindre vu que l’on se rendait à son enterrement. (L’héritage de tata Lucie – Philippe Saimbert)

Entrée énigmatique

Intriguer le lecteur, chatouiller sa curiosité pour lui donner envie de comprendre ce qu’évoquent ces premières lignes, représente un choix intéressant pour des romans d’humour ou de mystère.

Bien sûr que Gabriel va s’inquiéter. Il s’en fait toujours pour moi, il semble se demander en permanence si je vais bien, si rien ne m’est arrivé. Non pas qu’il soit de nature angoissée. C’est juste que je suis tout pour lui, alors forcément, il a peur de me perdre. (Fidèle au poste – Amélie Antoine)

Comment qualifier ça ? Un paquebot transatlantique avec des rames. Voilà, c’est à peu près comme ça qu’on pouvait voir les choses. Parce que « galère » ça faisait un peu mesquin pour qualifier le pétrin dans lequel je barbotais. Et avec des trous dans la coque, le paquebot, s’il vous plaît, et entouré d’icebergs bien vicelards, tant qu’à faire. (Fallait pas l’inviter – Aloysius Chabossot)

Conclusion : des débuts de romans différents ?

S’il existait vraiment une écriture propre au numérique, on se serait attendu à trouver dans les romans indépendants une majorité d’ouvertures accrocheuses, conçues pour hameçonner le lecteur dès le première seconde de butinage sur Amazon. Les vingt-cinq extraits que j’ai collectés affichent au contraire une grande variété de débuts, dont aucun ne peut être qualifié de racoleur. Selon le genre et le style, chaque auteur prend soin d’ouvrir son roman de manière à offrir au lecteur un aperçu de ce qu’il y trouvera.

On constatera également, à la lecture de ces citations, que la qualité littéraire des indépendants n’a rien à envier à celle des auteurs édités. Si ces livres font partie des meilleures ventes de leur genre respectif, damant souvent le pion à ceux des éditeurs professionnels, c’est en vertu de leur richesse et de leur qualité, et non par l’effet d’une mode éphémère. Tous méritent le nom d’écrivains, même si le système culturel français leur refuse même celui d’auteurs.

J’espère que cet article leur aura rendu justice et vous donnera envie de les lire.

P.S. : Pour les nostalgiques de Proust et de son fameux incipit, on me signale un recueil de nouvelles qui commencent toutes par « Longtemps je me suis couché de bonne heure. »