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Pas un métier, l’écriture ?

Ça y est, ça recommence.

J’avais l’intention de recommencer à écrire pour mon blog des petits billets gentils, qui ne déplaisent à personne, et je me retrouve à contredire Neil Jomunsi une fois de plus.

Neil Jomunsi, c’est l’auteur de l’excellent blog Page 42, que je recommande à quiconque s’intéresse aux mutations de la culture. Belle écriture, billets de haute tenue, débat de qualité : dans le paysage actuel de l’auto-édition, Page 42 fait partie des meilleurs lieu de réflexion. Pourtant, j’éprouve souvent un certain désaccord à l’égard des idées qui y sont exprimées. Après avoir laissé un commentaire sous l’article, j’ai donc décidé de contribuer au débat par un nouveau billet, le premier depuis décembre 2015.

Il y a trois ans, Neil affirmait dans un billet que l’écriture était un métier. Il revient aujourd’hui sur cette question en défendant l’opinion contraire : non, réflexion faite, l’écriture n’est pas un métier, et c’est très bien ainsi.

Parmi ses divers arguments, cette citation exprime le fond de sa pensée : « Une création artistique professionnelle ne peut exister que dans un monde où le divertissement est devenu une valeur industrielle. »  Autrement dit, les artistes non professionnels sont les seuls vrais artistes, et ce en dépit de leur marginalité, de leur pauvreté et de leur statut peu enviable. Dès qu’un artiste compte sur son art pour payer ses factures, il se transforme ipso facto en un fabricant de produits industriels calibrés. Quant aux auteurs non commerciaux qui parviennent malgré tout à vivre de leur plume, ils ne doivent ce privilège qu’au hasard. Conformément à un préjugé très répandu en France, le succès, pour un véritable écrivain, ne saurait être qu’un malentendu.

Qu’est-ce qu’un métier ?

Il faudrait d’abord préciser de quoi on parle. Le mot métier, par exemple, renvoie souvent aux servitudes du salariat, à l’absurdité d’une occupation lucrative, mais dépourvue de sens. Si l’écriture ne peut pas être un métier, pourquoi la traduction, par exemple, le serait-elle ? Au nom de la pureté artistique, cette vieille chimère du romantisme ?

On dira que l’écriture, à l’inverse de la traduction par exemple, aboutit rarement à la production d’un bien intellectuel qui possède une valeur marchande. Sur les milliers de romans publiés, sans compter ceux qui ne le sont pas, combien se vendent assez pour justifier l’investissement ? C’est la raison pour laquelle aucun éditeur ne prendrait le risque de salarier ses auteurs : étant donné le caractère aléatoire du succès, cela le conduirait à coup sûr à la faillite.

Aucun auteur ne se verra donc proposer un poste rémunéré d’écrivain-maison, avec un salaire tombant en fin de mois et une retraite assurée. Il me paraît inutile de se demander si cet état de fait est positif ou négatif ; en l’absence d’une alternative, la question ne se pose pas. « Vivre de sa plume » revient donc à vendre suffisamment de livres pour pouvoir se consacrer totalement à l’écriture. C’est à ce moment que Neil Jomunsi estime que l’auteur perd son authenticité pour devenir un producteur de contenus compatibles avec les objectifs commerciaux de l’industrie.

La rançon de l’insuccès

Un auteur sans succès finit toujours par renoncer à son art. Autrefois, un succès d’estime pouvait permettre à certains littérateurs de trouver leur place dans le système culturel, sans devoir justifier de chiffres de vente avantageux. Ils devenaient critiques, directeurs de collection ou jurés de prix littéraires. Couverts d’honneurs, ils bénéficiaient enfin d’une reconnaissance académique, avec à la clé la vente forcée de leurs ouvrages à la clientèle captive des lycéens et des étudiants en lettres.

Ces pratiques sont aujourd’hui en voie de disparition, au profit de la religion du chiffre. Un auteur qui ne vend pas reçoit de temps à autre les félicitations des gens de lettres, mais sa carrière ne tarde pas à s’interrompre, quand ce ne sont pas ses (petits) éditeurs qui mettent la clé sous la porte après dix ans de travail semi-bénévole. Même les légendaires « petits éditeurs exigeants » lorgnent vers la manne des prix littéraires dans l’espoir de mettre enfin un best seller sur orbite.

Éloge de l’obscurité

Je traduis donc l’argument principal de Jomunsi : l’écriture ne doit pas devenir un métier, afin que des bataillons de petits auteurs puissent continuer à alimenter le pléthorique marché littéraire en livres sans succès, mais authentiques. J’imagine les difficultés que ces écrivains maudits peuvent rencontrer : condamnés à l’obscurité sous peine de tomber dans la catégorie des auteurs compatibles avec les objectifs des éditeurs industriels, ils sont contraints de travailler à ne pas plaire au public !

Je m’interroge également sur l’utilité d’une telle littérature. Si les vrais écrivains sont les écrivains confidentiels, ils exercent forcément sur la culture une influence ridiculement limitée. Faut-il rappeler que Balzac, Zola et Flaubert n’appartenaient pas, loin s’en faut, à la catégorie d’auteurs végétant dans cette obscurité qui passe aujourd’hui pour une garantie de qualité. Dans le cas contraire, ils auraient à peine effleuré l’esprit de leur temps, ne laissant de traces que dans les histoires exhaustives de la littérature.

Ce que j’en pense

Les lecteurs de ce blog savent que mon opinion se situe aux antipodes de celle-ci. D’abord, je m’oppose à cet élitisme typiquement français qui n’accorde de valeur qu’aux livres illisibles et impopulaires. J’ai la conviction qu’on peut plaire sans se prostituer, et exprimer des sentiments authentiques dans un thriller haletant ou un roman d’amour. Ensuite, si je n’apprécie guère les éditeurs industriels, c’est parce qu’ils exploitent les auteurs en s’imposant comme des intermédiaires trop bien payés et des garde-chiourmes qui rejettent énergiquement toute nouveauté qui ne correspond pas à leurs préjugés éditoriaux.

Quant au succès, il serait prétentieux d’affirmer qu’il ne reflète pas une valeur fondamentale. Peu importe que cette valeur ne soit pas toujours littéraire ; un livre apprécié par des milliers ou millions de personnes leur apporte forcément quelque chose. Peut-on divertir sans avilir ? Oui, j’en suis convaincu. Peut-on élever en ennuyant le lecteur ? J’en suis moins sûr.

Reste la question de départ : l’écriture peut-elle être un métier ? Ma réponse est oui et non. Elle ne peut être un métier au même titre que les autres activités rémunérées, mais s’apparente aux revenus qu’un créateur d’entreprise peut tirer de son projet. De même que la plupart des jeunes entreprises font faillite au cours de leurs premières années d’existence, réduisant à néant les économies de leurs créateurs, l’écriture se réduit très souvent à une tentative avortée, un gouffre qui engloutit plusieurs années de travail sans aucun bénéfice.

Mais quand un écrivain parvient enfin à se constituer un lectorat solide, sa petite entreprise prend enfin son envol et lui fournit un revenu tout à fait honorable et suffisant pour entretenir une famille. La contrainte de devoir écrire pour approvisionner le compte en banque est-elle insoutenable pour un artiste ? J’ai tendance à penser qu’au contraire on travaille mieux sous la contrainte que dépourvu de toute obligation.

J’achève ces billets par une citation du célèbre écrivain de science-fiction britannique Michael Moorcock, dédicace de son roman Le tsar d’acier, qui montre qu’il est possible de rester authentique tout en dépendant de son écriture pour payer ses dettes :

À mes créanciers, intarissable source d’inspiration..