• Paul - Abandoned Manor (manoir abandonné)

Nouvelle gratuite : Whisky !

Cette nouvelle a une histoire. J’ai publié récemment un article où je confessais ma passion coupable pour les ruines. Cet article, diffusé ensuite sur les réseaux sociaux, m’a valu ensuite plusieurs commentaires, dont celui d’un auteur dont j’ai fait la connaissance à cette occasion, Pascal Bléval. Comme moi-même, Pascal écrit de la science-fiction/fantasy. Il a publié Chroniques d’une humanité augmentée: Chroniques du futur, et prépare une nouvelle série, le chant de l’Arbre-Mère.

Dans mon billet, je suggérais cinq exercices pratiques pour travailler sur le thème des ruines. Pascal s’est pris au jeu, et a écrit Un froid glacial, nouvelle de 1 300 mots environ. Voici le lien vers sa nouvelle en français : http://wp.me/p3msIz-al et en anglais : http://wp.me/p4xtC6-h.

Comme j’étais celui qui avait lancé ce défi, je me devais d’y répondre moi aussi. J’ai donc écrit une nouvelle à partir d’une autre photo incluse dans le billet. Pascal et moi avons ensuite échangé et commenté nos textes, ce qui nous a permis d’en offrir des versions améliorées que nous vous présentons à présent.

Voici la photo et l’exercice qui a inspiré ma propre nouvelle :

Paul - Abandoned Manor (manoir abandonné)

Paul – Abandoned Manor (manoir abandonné)

Exercice pratique : Inventez une histoire tragique à partir de ces quelques éléments : un manoir abandonné, deux bouteilles d’alcool, une étiquette comportant des inscriptions mystérieuses et le portrait inachevé d’une femme.

Contrairement à mes ouvrages publiés, cette nouvelle n’appartient pas à la littérature de jeunesse, mais à la science-fiction adulte. Je n’avais pas écrit de texte appartenant à ce genre depuis plusieurs années. N’hésitez pas à me dire ce que vous en pensez. Vous trouverez ci-dessous la version complète, ainsi que les liens vers les versions mobi, epub et pdf.

Voici un bref résumé : « À l’aide de l’extracteur photonique de la société Rémanence, Enzo et Kevin filment le passé. Dans le manoir en ruine des Van Gelder, ils découvrent un secret qu’il vaudrait mieux ignorer. Hélas, Kevin aime un peu trop le Whisky pour fermer les yeux. »

Whisky

par Guy Morant

Version epub     Version mobi     version pdf

Résonance Photonique Transtemporelle : une propriété des photons, découverte au cours des dix dernières années. En langage clair, la lumière laisse des traces dans le tissu de la réalité, qui persistent pendant trois quarts de siècle environ. Grâce à un extracteur photonique, il est désormais possible de lire ces traces sous la forme d’images séquentielles. Ce qui signifie que nous avons trouvé le moyen de filmer le passé en relief, mais sans le son. Le système comporte des applications pour transformer les mots lus sur les lèvres des protagonistes en discours articulés. Le procédé TimeReplay®, développé par la société indienne RecoverySolutions, vous permettra, entre autres, de

  • retrouver des butins cachés ;
  • prouver un adultère ;
  • revivre des exploits sportifs ou militaires du passé ;
  • filmer les derniers moments ou des événements intimes de personnages célèbres.

La seule limite est votre curiosité.

Site internet de la société Rémanence

– C’est par ici, déclara Eudes Van Gelder en montrant le portail automatique qu’il venait d’ouvrir avec son mobile. Enzo lança un regard interrogateur à son chef Kevin, petit homme ventru au visage lacéré de cicatrices. Même s’il ne travaillait pour Rémanence que depuis six mois, Enzo avait tout de suite compris que l’entrée était trop étroite pour faire passer les composants de l’extracteur transtemporel sans les démonter.

– Monsieur, s’inclina Kevin, y a-t-il une autre issue que celle-ci ? Nos appareils sont plutôt volumineux, et…

Van Gelder le toisa. Habillé de vêtements coûteux, il affichait la jeunesse figée de ceux qui bénéficient d’un programme de jouvence. Enzo atteignait le mètre quatre-vingt-cinq, mais le client le dépassait de plus d’une tête. Malgré son rang, c’était lui qui leur avait ouvert et qui les guidait à présent vers le lieu d’enregistrement.

– C’est la seule entrée. Vous devez comprendre que je ne souhaite pas du tout favoriser l’accès à ce manoir.

Enzo se mordit la langue pour bloquer un sourire qui aurait pu lui coûter sa place. Kevin et lui venaient de traverser un gigantesque portail blindé que surveillaient en permanence des caméras et divers instruments de gardiennage, les portes des bâtiments de service, équipées de scanners, de systèmes biométriques et de détecteurs biologiques, un second portail biométrique conduisant à la partie du jardin où se trouvait la ruine, avant d’arriver aux palissades électrifiées qui entouraient le manoir. Aucun risque de favoriser l’accès à cette bicoque.

– Bien, Monsieur, répondit Kevin en se courbant plus encore.

Enzo retint son souffle quand il pénétra dans le périmètre du manoir à la suite de Van Gelder et de Kevin. Derrière les palissades, la végétation anarchique offrait un contraste absolu avec les pelouses parfaites du reste du domaine. Les alentours de la vieille bâtisse n’avaient visiblement bénéficié d’aucun entretien depuis plusieurs années. Entre les arbres tordus et les arbustes ébouriffés, la ronce et le prunellier régnaient sans partage. Plus loin, les souches témoignaient d’une coupe sommaire des arbres menaçant le bâtiment. On n’avait même pas pris la peine de débiter leurs couronnes, qui pourrissaient à deux pas des fenêtres crevées.

Quant au manoir lui-même, on ne l’avait pas davantage entretenu, avec son toit d’où dépassaient de jeunes arbres et ses murs lézardés. Belle construction en pierre du début du XXᵉ siècle, tout en colonnes, balcons, balustrades, niches et œils-de-bœuf, il ressemblait à ces ruines hollywoodiennes construites en studio, qui servaient de décors aux films sur la guerre civile.

Van Gelder progressait d’un pas rapide que lui permettait sa haute taille. Il ne cessait de regarder ses pieds, sans doute pour ne pas salir son pantalon de soie écarlate ou griffer ses chaussures en vrai cuir. Il connaissait les lieux, car il évitait soigneusement les trous et les pierres instables qui faisaient trébucher Enzo et Kevin. Il monta les quelques marches de l’entrée et ouvrit la porte avec une clé en métal, sans aucun système électronique.

– Vous devez comprendre, expliqua-t-il, que les informations que vous obtiendrez ici sont totalement confidentielles. J’en suis le destinataire exclusif. Vous ne vous adresserez à personne d’autre sur le domaine. En outre, mon contrat avec Rémanence spécifie que votre matériel restera en ma possession jusqu’à ce que je me sois assuré que tout ce que vous aurez enregistré aura été effacé. Vous-mêmes subirez un scan extérieur et intérieur avant de nous quitter. Et je ne parle pas, bien sûr, de votre devoir de confidentialité absolue sur tout ce qu’il vous aura été donné de voir ou de savoir dans notre domaine.

– Bien sûr, Monsieur, s’empressa de certifier Kevin. La confidentialité est la valeur cardinale de Rémanence. Tous nos clients…

– Épargnez-moi votre argumentaire commercial. Ce n’est pas un rat de votre espèce qui vendra quoi que ce soit à un Van Gelder.

Enzo dévisagea son chef, mais Kevin n’exprima les signes d’aucun sentiment. Il avait tellement l’habitude de servir de paillasson que cela ne lui demandait plus aucun effort. Van Gelder entra dans le manoir sans regarder derrière lui. Les deux hommes lui emboîtèrent le pas. Il traversa un vestibule couvert de lambris de chêne vermoulus. Ignorant le rez-de-chaussée, il monta un grand escalier dont l’humidité avait gauchi les marches et disparut dans une des pièces de l’étage. Pendant que Kevin s’efforçait de le suivre, Enzo prit le temps d’admirer la grande salle de réception, où deux lustres de cristal s’étaient écrasés sur le parquet. Il rejoignit ensuite son chef, qui recevait des instructions détaillées de Van Gelder :

– Vous travaillerez uniquement dans cette chambre. Le segment temporel qui nous intéresse se situe le 2 janvier 2017, de 20 heures 35 à 23 heures. Trois heures exclusivement ; rien avant, rien après. Vous m’avez compris ? Je reviendrai vous chercher dans quatre heures exactement. Soyez prêts.

La pièce où l’enregistrement allait être réalisé avait des dimensions généreuses : trente mètres carrés environ, sans aucun meuble ni objet d’aucune sorte. Kevin hocha la tête. Enzo supposa qu’il ne voulait pas courir le risque de laisser deviner sa désapprobation par le ton de sa voix. Eudes Van Gelder s’en alla sans un mot. Visite terminée. Il ne restait plus qu’à se mettre au travail.

Enzo repassait dans son esprit les instructions d’utilisation de TimeReplay®, pendant que Kevin installait le gros capteur de l’appareil dans un coin de la salle. Rémanence interdisait aux assistants novices de toucher aux équipements les plus fragiles – et les plus chers – afin de concentrer la responsabilité sur les chefs d’équipes. À cette étape du procédé, Enzo ne pouvait qu’observer les gestes professionnels de son aîné.

– Ça t’ennuie si je te laisse un peu ? osa-t-il demander.

– C’est ça, fous le camp, ne reste pas dans mes pattes. Tu m’énerves à faire les cent pas.

Enzo s’éloigna sans attendre, de peur que son supérieur ne change d’avis. Sur le palier, le soleil traversait une lucarne ovoïde, éclairant d’une lumière aveuglante le parquet à point de Hongrie. Quelques objets traînaient contre la rampe : deux bouteilles d’alcool vides, des étiquettes et un portrait inachevé. Il se pencha pour observer ce dernier. Réalisé dans un style naïf, il représentait une jeune femme aux yeux globuleux et au menton fuyant. Pas vraiment ce qu’on pouvait appeler une beauté, mais son visage exprimait une certaine douceur innocente. Une dame de la haute, sans aucun doute. Il poursuivit son chemin.

Il visita le rez-de-chaussée, mais ne trouva rien d’autre. Par endroits, le lambris ou le parquet avaient été volontairement arrachés, comme pour chercher un trésor. Était-ce pour le retrouver que les Van Gelder avaient fait appel à Rémanence ? Comme le disait son chef, il valait mieux ne pas trop se poser de questions. Il était temps de remonter.

– Je n’ai trouvé que cinq objets dans toute la maison, déclara Enzo pour entamer la conversation.

Kevin répondit par un grognement. Il était absorbé par la mise au point du capteur.

– Deux bouteilles vides, deux…

– Des bouteilles de quoi ?

– Je ne sais pas. D’alcool, en tout cas. Whisky, ou quelque chose comme ça.

– Ramène-les-moi.

– Hein ?

– Ramène-les-moi, je te dis, ça m’intéresse.

– Mais, c’est interdit par le règlement, non ? On ne doit laisser aucune empreinte ADN.

– Bon, si tu ne veux pas les ramener, photographie-les au moins.

– D’accord, chef.

Il retourna sur palier et se pencha prudemment sur les bouteilles. Il s’agissait bien de whisky, deux marques différentes qu’Enzo ne connaissait pas. Il photographia les cadavres avec son mobile.

– Putréfaction ! s’écria Kevin quand il les lui montra. Un Royal Lochnagar et un Balvenie DoubleWood ! Ces salopards savaient vivre !

Kevin adorait le whisky. Il en avait bu trois fois dans sa vie, dont deux après la guerre civile.

– Il y a aussi des étiquettes et un portrait.

– Tu te rends compte, un Royal Lochnagar et un Balvenie DoubleWood ! Rien que les bouteilles vides doivent valoir une fortune. Ils s’en foutent, les Van Gelder, mais je peux te dire que si c’était moi…

– À tous les coups, ils vont les recycler.

– Une honte ! J’en pleurerais. Vraiment vides, tu m’as dit ?

– Tout ce qu’il y a de plus vide. Bouchon enlevé, plus une goutte.

– De toute façon, ça n’aurait rien changé. Écoute, on lance l’enregistrement et jexamine ces bouteilles en partant.

Sur le grand écran de l’extracteur transtemporel, laperçu en trois dimensions commençait à se matérialiser. Comme il l’avait appris, Enzo régla les paramètres individuellement afin d’affiner les détails et les couleurs. Limage montrait la pièce comme elle apparaissait cinquante-deux ans plus tôt : non pas une chambre, mais un atelier, avec un chevalet installé près de la fenêtre, des dizaines de toiles rangées contre les murs, des armoires pour stocker le matériel de peinture et un lit spartiate dans un coin. Enzo reconnut le tableau posé sur le chevalet : il s’agissait du portrait inachevé qu’il avait trouvé quelques minutes plus tôt. Un seul protagoniste était visible : un vieil homme en chemise de lin – bras noueux, nez aquilin, cheveux en bataille – assis sur un tabouret de piano. Enzo ne put s’empêcher de remarquer les deux bouteilles de whisky : l’une vide, abandonnée sur le sol, l’autre en passe de l’être, fermement détenue par la main du peintre.

– Putréfaction, les bouteilles ! lâcha Kevin. Il ne se néglige pas, le bonhomme.

– Il y a alcoolo et alcoolo !

– Laisse tomber ! Ce n’est pas pour nous, de toute façon. Tu vas pouvoir animer.

Enzo tourna le bouton virtuel de l’extracteur. Lentement, la lumière du passé se mit en mouvement. L’homme souleva la bouteille et la porta à sa bouche d’un geste las. Il but d’un trait le reste du whisky, jeta le cadavre loin de lui, puis se leva et se dirigea vers sa toile. Il saisit un pinceau, le trempa dans la peinture accrochée à sa palette, modifia le drapé de la robe. Quelque chose interrompit son travail. Enzo devina qu’il avait entendu un bruit. Son regard se tourna vers la porte et ses lèvres prononcèrent des mots que l’extracteur interpréta :

– Nom de Dieu, j’avais ordonné que personne ne me dérange.

Comme son interlocuteur demeurait invisible, la machine ne put produire la réponse. Celle-ci dut convaincre le vieillard, car il partit déverrouiller la serrure en chancelant. Enzo reconnut aisément le nouveau protagoniste qui apparut sur l’écran : la femme qui entra était le modèle du portrait inachevé. Elle paraissait tendue. Elle ferma la porte avec précaution et se mit à parler. L’extracteur traduisit son discours avec une voix synthétique :

– Il a encore envoyé quelqu’un pour me tuer. Je suis sûr que c’est lui.

Le vieil homme baissa la tête, visiblement gêné.

– Écoute, Blandine, je comprends ce que tu ressens.

La femme se mit en colère.

– Non, tu ne me comprends pas. Mon frère est un monstre. Il ne s’arrêtera pas tant que nous serons vivants.

– Vous êtes mes enfants tous les deux. Je sais qu’il a ses défauts, mais de là à penser qu’il est capable de tuer…

– Si ce n’est pas lui, qui d’autre ? Il a intérêt à nous éliminer. Tu sais ce qu’il veut : ta fortune, sans la partager.

– Bon, ça marche, conclut Kevin. On remet au début, on accélère et on laisse l’extracteur faire son boulot.

Enzo n’aimait pas contester les instructions de son chef. Il savait quil ne gagnerait pas à ce jeu-là. Même si Kevin s’était toujours montré amical, il valait mieux ne pas le contredire trop souvent. Cette fois, pourtant, Enzo ne pouvait se résoudre à détourner les yeux. Ce qu’il venait de voir évoquait un drame déchirant, qui dépassait tout ce qu’il avait connu dans sa vie. Ce vieil homme et sa fille, le frère malfaisant, une menace de mort : sa conscience exigeait quil continue à regarder.

Évidemment, Kevin remarqua son hésitation :

– Bon sang, Enzo, tu vas faire ce que je dis, ou il faut que je le fasse moi-même ?

Enzo observa l’écran pour la dernière fois. Ce qu’il y vit le fit crier :

– Vise-moi ça, Kevin, il est allé chercher des provisions !

En effet, la femme venait de sortir, et l’homme avait disparu à sa suite pour revenir quelques instants après, muni d’une bouteille. D’après la couleur du liquide, Enzo estima qu’il s’agissait à nouveau de whisky, mais la forme du contenant différait de celle des deux autres.

– Que je sois exécuté si ce n’est pas du vieil Highland Park, réagit Kevin. Cest tout simplement dément !

Soudain, Enzo comprit quil disposait dune nouvelle carte :

– Ce type était un alcoolo, il devait avoir des caches. Cest là quil a dû prendre cette bouteille. Si ça se trouve, il y en a encore !

Cette illumination eut sur Kevin un effet spectaculaire : il ouvrit la bouche, écarquilla les yeux et laissa tomber son photomètre.

– Tu… tu crois ? bégaya-t-il comme un ivrogne. Mais… où ?

Enzo n’osa pas exprimer son idée. Il se contenta de lancer à son chef un regard inquiet.

– Qu’est-ce que je suis bête ! lança Kevin. On a tout ce qu’il faut pour le savoir. Enzo, mon petit, tu vas me faire le plaisir de tourner le capteur de soixante degrés et de repasser ce que tu viens de voir.

C’était bien ce qu’il craignait : il venait d’inciter son chef à enfreindre quelques-uns des articles les plus sacrés du règlement de Rémanence. Il s’exécuta pourtant sans protester, car il entendait bien se servir de cette infraction pour atteindre son propre objectif.

Sur son écran, il imprima une rotation à la rose des vents qui commandait l’orientation du capteur. L’appareil tourna silencieusement et s’immobilisa sur l’azimut correspondant. Ensuite, Enzo remonta l’extracteur de cinq minutes et le mit en route au ralenti. La femme venait de sortir et le vieil homme semblait écouter ses pas qui s’éloignaient dans l’escalier. Quand il jugea que la voie était libre, il ouvrit doucement la porte. Heureusement, il ne la referma pas derrière lui. L’angle de vue permettait d’observer la plus grande partie du palier. Le bonhomme se glissa hors de son atelier, traversa le palier, descendit deux marches et tira sur une frise du lambris. Depuis leur poste d’observation, les deux hommes devinèrent qu’il retirait un objet du compartiment secret. Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour tout remettre en place et pour rentrer dans son antre, tenant serrée contre lui une bouteille du légendaire Highland Park.

– Ben ça alors, tu avais raison, il avait une cache, conclut Kevin.

Les employés de Rémanence se regardèrent. Tous deux connaissaient les risques d’un tel dérapage. Si la lecture phototemporelle qu’ils venaient de réaliser les plaçait déjà dans une situation dangereuse, une intervention physique sur les lieux relevait d’un ordre de gravité plus élevé encore.

– Écoute, il faut que j’examine ça, plaida Kevin. Je ne laisserai aucune trace ADN.

– Pas de problème, chef.

– Tu en connaîtras d’autres.

– Rien vu, rien entendu. Une tombe.

Rassuré, Kevin prit la direction de la cache. Enzo en profita pour réorienter l’extracteur et pour recommencer la lecture à l’endroit où il l’avait interrompue. Le vieil ivrogne s’assit sur son lit et déboucha la bouteille, mais ne but pas immédiatement. Se ravisant, il la posa sur le sol et sortit de sa poche un mobile d’autrefois. La machine traduisit les mouvements des lèvres :

– Nicolas ? C’est Alexandre. Écoute, je sais qu’il est tard, mais j’aimerais te parler d’une affaire gênante. C’est à propos de mes dispositions successorales.

Suivit un silence, correspondant à la réplique de son interlocuteur.

– Oui, tu as deviné. Blandine croit qu’il a essayé de la tuer. J’ai nié, tu me connais, mais je commence à me poser des questions. Je veux mettre en place quelques mesures pour le cas où il m’arriverait quelque chose.

Nouveau silence.

– Tu sais bien que ça pourrait se produire. Eudes a toujours été si avide et si imprévisible. Je voudrais que tu prennes des dispositions pour qu’il ne puisse pas bénéficier d’un crime.

Enzo arrêta la lecture. Il se rendit compte qu’il avait les aisselles humides et que son cœur battait comme une grosse caisse. Cela ne pouvait être une coïncidence ; le frère de Blandine, dont le vieux Van Gelder venait de mentionner le nom, était forcément le client qui avait commandé cette lecture.

Un bruit violent faillit le renverser de son tabouret.

– Enzo, Enzo, tu n’en reviendras pas, cria Kevin en claquant la porte. J’ai trouvé une deuxième bouteille de Highland Park même pas commencée. C’est un miracle !

Tout tremblant, Enzo se retourna. Son chef exhibait fièrement son trophée, dérobé sans aucune précaution. Si seulement il avait su quel genre d’homme était Eudes Van Gelder ! Paralysé par l’émotion, il ne parvint pas à ouvrir la bouche.

– Fais pas cette tête-là, Enzo, on dirait que tu as vu un fantôme. Tiens, tu veux goûter le nectar ? Je te préviens : je ne te le proposerai pas deux fois.

Enzo secoua la tête. Indifférent, Kevin s’assit sur le parquet taché de peinture et ne s’occupa plus de son subalterne. Enzo remit l’extracteur en marche, en prenant soin de baisser le son.

– D’accord, je viendrai les signer demain, répondit le père Van Gelder après un nouveau silence. Entre-temps, je cacherai les titres de propriété. Sans eux, Eudes aura plus de mal à s’approprier ma fortune.

L’appel s’acheva sur ces mots. Le vieil homme posa son mobile et reprit la bouteille qu’il avait abandonnée. Il lui lança un regard mélancolique et but à même le goulot. Médusé, Enzo s’aperçut que son chef effectuait simultanément le même geste !

Van Gelder père délaissa vite le breuvage. Il se leva difficilement pour s’emparer d’un petit coffret de bois rare posé sur une armoire. Il en retira un objet minuscule, qu’Enzo reconnut comme une clé de stockage.

Kevin, quant à lui, se contenta de commenter :

– Putréfaction, Enzo, c’est à se damner ! Tu ne sais pas ce que tu rates. Des occasions comme ça, il n’y en a pas deux dans toute une vie.

Il s’allongea sur le sol, les bras en croix, au comble de la jouissance. Enzo reprit sa lecture.

Le vieil homme regarda autour de lui, à la recherche d’une cachette. Dans sa vie d’alcoolique, il avait dû acquérir un certain talent pour dissimuler les choses. Son choix se porta sur la traverse haute de la fenêtre. Il y traîna son tabouret et démonta la gâche de fermeture à l’aide d’un couteau suisse. Derrière la pièce métallique, l’espace creusé dans la menuiserie suffisait pour contenir la clé. Une fois qu’il l’y eut introduite, il revissa soigneusement la gâche et retourna sur son lit.

Il tendit le bras vers le sol. Il allait à nouveau s’adonner à son vice. Milliardaire désabusé, peintre raté, patriarche amer d’une famille à la dérive, il ne songeait plus qu’à poursuivre sa déchéance.

Mais il n’atteignit jamais la bouteille.

Arrêté en plein mouvement par une douleur subite, il porta ses deux mains à sa poitrine. Son visage devint un masque de souffrance. Tout son corps exprimait les convulsions d’un arrêt du cœur. Enzo comprit qu’il vivait ses derniers instants. Par un malheureux hasard, une crise cardiaque le terrassait juste après qu’il eut évoqué sa propre mort.

Dans la pièce, un bruit arracha Enzo à ce spectacle horrifiant. Qu’arrivait-il à Kevin ? Toujours allongé sur le parquet, il tapait des pieds, mains tremblantes.

Le whisky !

Coïncidence impossible, son chef avait bu la même boisson que le vieil ivrogne et il subissait la même affection que lui. Le divin breuvage était forcément empoisonné. Pourquoi Enzo n’y avait-il pas pensé plus tôt ?

Dans un état de frayeur extrême, il assista simultanément à la mort de deux hommes à plusieurs décennies d’intervalle, assassinés par un whisky de luxe.

*

*       *

L’heure prévue approche. Enzo a retrouvé la clé de stockage. Il s’y accroche désespérément, comme si cet enjeu d’un meurtre révolu pouvait le sauver de son sort. Par la fenêtre aux vitres brisées, il aperçoit les strates successives du système de protection de la propriété. Au-delà de la friche entourant le manoir et du beau jardin français, la silhouette anguleuse de la maison moderne paraît inaccessible.

Enzo repasse dans sa tête les plans qu’il a formés au cours de la dernière heure. Il se dit que même s’il vient à bout du meurtrier, chacune des quatre barrières qui le séparent de la liberté pourrait l’anéantir. Résigné, il s’assoit sur le rebord de fenêtre.

À côté de lui, la bouteille de whisky Highland Park le regarde, lui promettant une mort infiniment plus savoureuse.

7 Comments

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    pascalbleval 12 avril 2015 (19 h 50 min)

    Merci pour ta suggestion d’écrire un texte sur la base d’une photo d' »urbex ». Une expérience à reconduire, non? Pourquoi pas avec un rythme mensuel ou tous les deux mois?

    • comment-avatar
      admin 12 avril 2015 (20 h 23 min)

      Bonne idée, mais il faudrait ouvrir l’exercice à d’autres auteurs, puis peut-être effectuer un sondage pour sélectionner les meilleures nouvelles en vue de la publication d’un recueil. Chaque mois, une photo et une phrases ou deux qui devront faire partie de la nouvelle. Des dimensions minimum et maximum, pas trop de contraintes.

      • comment-avatar
        pascalbleval 12 avril 2015 (21 h 35 min)

        En fait, je participe déjà plus ou moins à ce genre d’exercice, à ceci près qu’il n’y a pas de publication collective prévue à la clé. Mais il faudrait qu’on voit comment organiser ça, en effet. On devrait pouvoir trouver 1 ou 2 auteurs supplémentaires, et ce serait déjà bien. 🙂

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          admin 12 avril 2015 (21 h 42 min)

          Dans ce cas, il faudrait que le choix des nouvelles à publier soit collégial, un peu comme dans un comité de lecture. Personne ne choisirait pour lui-même, le but étant d’offrir un regard extérieur sur le travail de chacun.

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    Patricia 13 avril 2015 (13 h 49 min)

    J’ai bien apprécié la lecture votre nouvelle. Alors pas de suite ?
    Quand même j’aimerais bien que les deux héros bien que désobéissant s’en sortent par quelque rebondissement unexpected ! Et qu’ils repartent pour d’autres aventures sur les thèmes mentionnés au début…Je trouve dommage d’ouvrir ces possibilités et de ne pas en suivre quelques unes…Au plaisir de lire une éventuelle suite…

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      admin 13 avril 2015 (16 h 50 min)

      Merci pour votre lecture et pour ce commentaire.
      Effectivement, l’absence de fin heureuse peut laisser insatisfait. Notre sens de la justice aimerait voir Enzo triompher des épreuves et confondre l’affreux Eudes Van Gelder. En réalité, ces quelques pages pourraient représenter le début d’un roman, centré sur un jeune employé de Rémanence qui découvre la méchanceté du monde et qui se bat faire triompher la justice et la vérité.
      Si j’ai choisi d’interrompre la nouvelle à cet endroit, c’est parce que son objet principal est de mettre en scène une ironie : celle qui aboutit à la mort de Kevin et à la situation finale d’Enzo. Le goût du premier pour le whisky, associé à son refus de s’intéresser à ce passé dramatique dévoilé par l’extracteur, provoque à la fois son décès et la mise en danger de son assistant. On peut lire cette histoire comme une fable sur la gourmandise et la curiosité. C’est pourquoi je n’ai approfondi ni les personnages, ni les développements ultérieurs de l’intrigue.

  • Entraide entre auteurs indépendants et marketing du livre | L'Auberge Blévalienne 21 avril 2015 (23 h 00 min)

    […] Enfin, j’ai récemment écrit une courte nouvelle (1 300 mots) intitulée « Un froid glacial », inspiré par un thème (la photo d’une salle de bal en ruine) trouvé sur le blog de Guy Morant. Lui-même a joué le jeu, sur la base d’une autre photo issue du même article de son blog, partageant le même dimanche un texte intitulé « Whisky ». […]

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