« Ce n’est pas toi qui décides si tu es un écrivain, ce sont les éditeurs ». Cette phrase, prononcée par un ami traducteur, me parut d’abord si incongrue que j’eus du mal à la comprendre. J’avais pourtant renoncé à l’écriture depuis deux ans, et je venais seulement de déclarer que j’avais été un écrivain, mais que cette période s’était achevée.

Apparemment, mon affirmation au passé paraissait encore prétentieuse.

Une activité sans nom

Mais si, après avoir écrit des milliers de pages, publié un essai, rédigé un blog, collaboré à des journaux en ligne, je ne pouvais toujours pas m’attribuer la sublime appellation d’écrivain, comment devais-je me désigner ? « Romancier » et « auteur » m’auraient été interdits pour la même raison. Finalement, j’avais choisi, pour ne pas choquer les âmes sensibles, de ne parler à personne de ma passion pour les lettres – du moins tant que je n’aurais pas trouvé un éditeur pour m’« adouber » :

Ce n’est pas à un auteur qu’il appartient de se déclarer auteur (ou pour certains plus pompeux, écrivain, même avec un seul livre, mazette !), mais c’est à un éditeur de l’adouber en l’éditant, et en lui ouvrant ainsi la porte du sérail littéraire. (Edith Soonckindt, Pourquoi il faut fuir l’auto-édition)

Pour résumer l’argument (présenté ailleurs par Nicolas Ancion), tout le monde sait écrire, mais c’est à l’éditeur de faire le tri entre les vrais livres et le lisier de cochons, entre les vrais écrivains et les singes dactylographes. Dans le livre Édition l’envers du décor, Martine Prosper évoque (en les approuvant) les propos d’un responsable d’une grande maison d’édition :

Sachant qu’il publie 5 % des 10 000 projets qui passent entre ses mains chaque année, son rôle, dit-il, consiste à « préserver le public des 95 % restants » !

On ne saurait parler plus crûment : l’éditeur (et parfois son contrôleur de gestion) protège les lecteurs des flots d’excréments qui constituent la plus grande partie de ce qu’il reçoit. Inutile de préciser que Martine Prosper, après avoir évoqué sur 150 pages les dysfonctionnements du monde de l’édition, se prononce contre l’autoédition, à l’instar de l’écrasante majorité des salariés du secteur et des auteurs adoubés.

Ostracisme

L’écriture possède donc parmi tous les arts un statut particulier, qui soumet les praticiens à l’obligation d’obtenir un permis délivré par les éditeurs. Alors que Duchamp peut se dire artiste en exposant un urinoir, alors que ma belle-mère peut se dire peintre (du dimanche) parce qu’elle a couvert quelques toiles de peinture acrylique, alors que mon neveu peut se dire musicien (amateur) depuis qu’il maîtrise trois accords de guitare, je n’ai pas le droit de m’affubler du saint nom d’écrivain. Je ne fais pas, comme le dit Nicolas Ancion, partie du « sérail littéraire » (je croyais qu’un sérail était une prison pour esclaves sexuels).

Comment y entre-t-on, dans ce fameux sérail ? Selon Edith Soonckindt, plusieurs livres sont nécessaires, ce qui exclut des auteurs comme Alain-Fournier. De même, les auteurs publiés post mortem ne pouvaient se déclarer écrivains de leur vivant, même s’ils furent intronisés génies par leurs fossoyeurs (Kafka). Autre question intéressante : pendant combien de temps un écrivain qui cesse d’écrire conserve-t-il le titre (Rimbaud) ? J’ai également cru comprendre que tous les éditeurs ne se valaient pas, et qu’un « écrivain Gallimard » avait plus de valeur qu’un « écrivain Tartempion », et ce même si le premier ne se vend qu’à cent exemplaires. Il est également possible de publier dix romans et de ne pas être considéré comme un écrivain véritable. Enfin, la définition de Nicolas Ancion (« Un écrivain est quelqu’un qui écrit professionnellement. ») interdit de sérail les auteurs dilettantes, ceux qui, comme Xavier de Maistre (un auteur autoédité) voyagent autour de leur chambre, sans souci de construire une carrière.

On le comprend, aucun des arguments invoqués pour refuser la carte d’écrivain à tous les sans éditeurs ne résiste à l’examen. Alors que bien des écrivains du passé, pieusement consignés dans les histoires de la littérature, se sont passés d’autorisation pour écrire et souvent pour publier leurs ouvrages à compte d’auteur, le monde littéraire d’aujourd’hui protège son monopole en soumettant tous les aspirants au consentement de l’éditeur, cette figure paternelle. Si tant est qu’il existe une essence secrète et mystérieuse du « vrai écrivain », permettant aux heureux élus de s’affranchir de la morale et de l’esthétique, l’éditeur ne fait qu’accompagner le phénomène (« Puisque ces mystères nous échappent, feignons d’en être l’organisateur » – Jean Cocteau). Et dire qu’Albert Cohen, éligible au titre envié, a refusé cet honneur !

Questions de mots

À propos des éditeurs et des agents, les autoéditeurs d’outre-Atlantique parlent de « gatekeepers » (portiers). Un portier (je préférerais le terme de vigile) vous empêche d’entrer, mais ne sait pas forcément ce qui se passe à l’intérieur. Jamais vous ne le considérerez comme votre papa. Vous vous efforcerez plutôt d’échapper à sa surveillance, afin d’entrer en douce dans l’édifice dont il garde le portail.

J’aime aussi le terme anglais correspondant à écrivain : « writer ». Ici, pas de connotations métaphysiques ; les vulgaires journalistes, les auteurs de livres pratiques et les blogueurs peuvent tous être qualifiés de writers. Un writer, c’est quelqu’un qui écrit. Le mot peut être utilisé par les intéressés sans risquer les foudres des bien-pensants. Avec un tel vocable, rien d’étonnant à ce que les « writers » s’autorisent aussi facilement à se publier tout seuls. Papa n’est pas content, mais ce sont les lecteurs qui, en dernier ressort, décernent les lauriers. N’est-ce pas là ce qu’on peut appeler une forme de démocratie ?

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