Un bouleversement

Un livre a changé mon écriture. Il ne s’agit d’un roman ni d’une œuvre littéraire, mais du Dictionnaire des clichés littéraires d’Hervé Laroche. Avant, je n’aurais pas renié ce genre de phrases :

« Perdu dans l’abîme insondable de ses pensées, il s’abandonnait à des rêveries qui alimentaient ses fantasmes mélancoliques. »

Je me relisais plusieurs fois, satisfait de moi-même, et je continuais tranquillement à enfiler d’autres clichés que je prenais pour du beau style littéraire. Le dictionnaire de Laroche a eu sur moi un effet foudroyant. Dès les premières phrases de la « mise en bouche » servant de préambule, j’ai compris que je me trompais :

« Alice s’éveilla en sursaut, la gorge nouée d’un cri qui ne parvenait pas à franchir le seuil de ses lèvres. Dressée dans son lit, elle demeura un instant sur le qui-vive, épiant les bruits de la nuit. »

En quatre pages racontant le réveil d’une jeune femme « en proie aux affres du doute », Laroche démontre à la perfection l’utilité de son livre. Suivent 165 pages de clichés, détaillés avec leurs usages et quelques exemples, dont certains ont été écrits par de vrais auteurs (non cités) :

clamer : mode d’expression véhémente réservé à l’indignation, la douleur l’innocence (bien que l’innocence ne soit pas une émotion au même titre que l’indignation ou la douleur – c’est sans doute qu’elle ne va jamais sans les deux autres). Elle voulut clamer son innocence mais aucun son ne sortit de ses lèvres. (…)

imperceptible : jamais assez, cependant, pour tromper l’attention de l’auteur. Ils parlaient tous deux avec un imperceptible accent anglais. Le sixième sens est littéraire. (…)

machinalement : manière économique d’amener une surprise en la noyant dans la banalité. Machinalement, son regard se posa sur la jeune femme qui s’extrayait de la Ferrari. Quelle ne fut pas sa surprise de reconnaître les longues jambes fuselées de Clara-Jane !

L’ouvrage se lit comme une charge humoristique contre la paresse des écrivains, comme la révolte satyrique d’un lecteur indigné par les « escaliers qui sentent l’encaustique », les « désirs brûlants qui fouaillent le ventre », les « silhouettes qui s’estompent dans le lointain ». Indulgente, la postface, après avoir cité Flaubert, Dantzig et de Gourmont, définit le cliché comme un « élément de la construction, par l’auteur, d’une offre de qualité littéraire qui a vocation à être évaluée par un lecteur naturellement critique. » Selon Laroche (et Dantzig), un usage modéré du cliché est acceptable, car un auteur qui n’utiliserait que des images neuves écrirait en hiéroglyphes, tandis que celui qui n’en userait pas écrirait comme un philosophe (voir aussi ce billet de Thierry Savatier).

Choisir son camp

Quand on aspire à devenir écrivain, on se représente le Grand Style comme une langue rare utilisant des mots chargés de sens et de poésie. Scolaire et appliqué, on s’efforce d’apprendre cet idiome e et de trouver ces mots afin d’atteindre à la dignité de l’auteur véritable. Puis on découvre que ce parler littéraire qu’on a naïvement cru inventer n’a rien d’original, qu’il fait au contraire partie d’un vieux fond de clichés ayant depuis longtemps perdu sa fraîcheur.

Cette découverte induit forcément quelques modifications. L’innocence perdue ne peut être recouvrée. Face à l’omnipotence des clichés, l’auteur ne dispose que d’un petit nombre de choix :

– Assumer le cliché comme un marqueur de qualité littéraire. Si les lecteurs (les clients) prennent cela pour du bon style made in France, pourquoi leur servir autre chose ?

– Refuser tout cliché et adopter une langue dénudée de toute joliesse (option moderniste, Nouveau Roman, Bauhaus, Le Corbusier et béton nu).

– Abandonner toute métaphore préfabriquée et devenir le joaillier de son style (option Flaubert).

– Accepter de laisser passer un petit nombre de clichés, qu’on rebaptise « expressions figées » et s’efforcer de travailler sans excès sur la langue (option pragmatique).

On l’a deviné, ma préférence va à la dernière solution. Pragmatique, je me refuse à consacrer trop d’efforts à forger un langage qui ne sera compris de personne. Exigeant, j’aspire à limiter l’usage de ces beautés surannées qu’on appelle clichés. Et peut-être – qui sait ? – qu’une de mes trouvailles originales deviendra un jour le cliché de quelqu’un…

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