Dramaturgie : lubka kriva - Life Is a theatre

La dramaturgie au service de la littérature ?

Yves Lavandier fait partie depuis longtemps de mes héros personnels. J’emporterais volontiers son livre La dramaturgie sur une île déserte – à condition de pouvoir en revenir pour faire lire les histoires que j’aurais écrites grâce à lui. Mon édition commençait à dater. Il s’agissait de la toute première, datant de 1994 et achetée dès sa sortie. J’ai donc acheté la mise à jour la plus récente, parue en janvier 2014, accompagnée du livre Construire un récit.


La dramaturgie, d'Yves Lavandier - 6ème édition
La dramaturgie, d’Yves Lavandier – 6ème édition

Yves Lavandier et Robert McKee m’ont appris à écrire des histoires. Ma dette envers ces deux auteurs est considérable. Pourtant, une nouvelle lecture de La dramaturgie m’a rappelé que son auteur s’insurgerait certainement contre cet usage de son « modèle synthétique ». En effet, bien qu’il s’avoue incompétent en matière d’écriture littéraire, Lavandier montre une certaine réticence quand il s’agit appliquer les principes dramaturgiques à la littérature. Le cinéma, le théâtre, l’opéra, la télévision, la radio et la BD font partie du champ dramaturgique, mais les nouvelles et les romans en sont exclus. J’ai écrit ce billet pour oser un petit désaccord avec l’une de mes idoles.

La dramaturgie, territoire polémique

En France, les règles dramaturgiques ont mauvaise presse. Comme le souligne Lavandier, le culte de l’originalité, de la spontanéité artistique, la défiance à l’égard des « recettes hollywoodiennes » ont provoqué le discrédit d’un art de l’histoire qui remonte pourtant à Aristote :

L’idée que des règles existent en dramaturgie a longtemps choqué ou dérangé certains professionnels, surtout en France. Peut-être oublie-t-on qu’une règle peut être connue de façon inconsciente. Peut-être pense-t-on que règle équivaut à recette ou règlement. C’est un peu plus complexe. Le mot règle englobe une infinité de notions et des degrés très variés de contrainte. Dans Aspects de la théorie syntaxique,  le linguiste Noam Chomsky distingue les règles de compétence, qui sont à l’origine de la grammaire, des règles de performance, qui sont à l’origine du style. Les mécanismes du langage dramaturgique s’apparentent à des règles de compétence. À chacun, ensuite, en « performant », d’y imprimer son style.

Ce discrédit est à l’origine d’une perte d’audience de la production française, que ce soit à la télévision, au cinéma ou dans la littérature romanesque. Nul ne peut ignorer aujourd’hui que le public se dirige plus volontiers vers les séries étasuniennes, les films étasuniens et les romans anglo-saxons. S’il est possible d’expliquer le succès des séries et des films par des considérations techniques (effets spéciaux, acteurs, montage), celui des derniers, en revanche, ne résulte que de la compétence des auteurs à raconter une histoire. Yves Lavandier raconte ainsi la réaction des producteurs français face à l’invasion des séries d’outre-Atlantique :

Plusieurs types d’imitations ont alors vu le jour. On a copié, purement et simplement, en adaptant des séries existantes et en faisant des remakes déclarés. On s’est aussi inspiré sans vergogne, en tentant un Grey’s anatomy à la française, un Ally McBeal à la française, un Dexter à la française. Résultat (tellement prévisible) : un sous-Grey’s anatomy, un sous-Ally McBeal, un sous-Dexter.

Je ne suis pas loin de penser que la réaction française face à l’invasion des romans anglo-saxons provient davantage des auteurs auto-édités que des « auteurs maisons ». Car à l’inverse des derniers, l’auto-édité ne peut compter sur un système culturel qui le pousse, le porte, le commente favorablement. Pas de Goncourt pour les refusés d’éditeurs, pas de télé ni de France Culture. La seule arme dont disposent les indépendants, c’est leur plume. Si leurs histoires ne plaisent pas aux lecteurs, aucune institution dotée de fonds publics ne leur décernera de lot de consolation.

L’adaptation de roman, une mauvaise idée ?

Peut-on transformer un bon roman en un bon film ? La litanie des adaptations ratées semble prouver le contraire. L’annexe de La dramaturgie titrée Dramaturgie et littérature traite principalement de l’adaptation des romans au cinéma. Lavandier défend l’idée que la dramaturgie (cinématographique) ne peut tout faire. Alors que certains considèrent le cinéma comme un art total, capable d’englober tous les autres, il affirme au contraire que « Le cinématographe ne peut tout faire, tout transcrire, restituer toutes sortes de pensées, de sentiments ou d’émotions esthétiques. »

Pour preuve les multiples tentatives d’adaptation de chef-d’œuvres comme Belle du Seigneur d’Albert Cohen, ou Le parfum de Patrick Süskind. Lavandier qualifie d’ailleurs le roman de Süskind d’anti-dramatique, parce que l’action se passe essentiellement dans la tête du personnage principal, qui ne rencontre presque aucun conflit.

Une autre erreur consiste à croire que la dramaturgie est une branche de la littérature. Lavandier s’insurge contre cette idée. Chacun son métier, écrit-il en substance : aux dramaturges la dramaturgie et aux romanciers la littérature. Il se peut que les littérateurs écrivent de temps à autre des histoires, mais ils se révèlent souvent incapable de concevoir une pièce de théâtre digne de ce nom.

Enfin, deux autres caractéristiques éloignent à jamais la littérature du drama. D’abord, les modes de réception ne sont pas les mêmes, car le romancier écrit pour être lu, alors que le dramaturge écrit pour être joué. Ensuite, les mécanismes du récit diffèrent, car la littérature exige un effort de lecture et d’imagination, alors que le théâtre et le cinéma montrent des images.

La force des histoires contre la pyrotechnie littéraire

Pour Yves Lavandier, le récit est « aussi vital à notre psychisme que l’oxygène à notre organisme ». Son livre peut être lu comme un plaidoyer long et détaillé pour l’art du drama. Mais quand il parle de littérature, la nécessité de construire des histoires fortes et rigoureuses devient soudain facultative. Certes, il admet que le roman, tout comme la vie, contienne du drama, mais il estime, à l’instar de Kundera, qu’un romancier devrait développer les qualités proprement littéraires et romanesques de ses romans au point de les rendre inadaptables. À l’inverse, il qualifie volontiers les romans faciles à adapter d’œuvres mineures, quand ils ne sont pas soupçonnés de complaisance ou de mercantilisme :

Ainsi, les romanciers contemporains seraient plutôt bien inspirés d’imiter Kundera, de résister à l’argent du cinéma et d’inciter les cinéastes à ne pas être de simples imagiers et à écrire des scripts originaux. Pour l’instant, les romanciers se frottent les mains et leurs éditeurs avec. Ils ne se rendent pas compte qu’à long terme cette attitude éloigne toujours plus les gens de la littérature.

En apparence, ce conseil pourrait paraître parfaitement censé, mais je voudrais introduire ici mon désaccord,et expliquer pourquoi j’estime que la dramaturgie est soluble dans la littérature (et non l’inverse).

Car s’il est vrai que les romans peuvent contenir du drama, force est de constater que la plupart de ceux qui se vendent et s’achètent sont fondés principalement sur la narration d’un récit. On objectera que tel ou tel grandécrivain est capable d’écrire cinq cent pages sur rien, tenant en haleine le lecteur par la force stupéfiante de son style, mais la majorité d’entre nous, « écrivains mineurs », sommes contraints d’offrir à nos lecteurs de belles et bonnes histoires, racontées dans un style agréable, mais pas envahissant. Pour raconter ces histoires, nous nous appuyons sur les mêmes règles dramaturgiques que les cinéastes, les dramaturges, les librettistes et les auteurs de BD. Nous utilisons nous aussi les conflits, l’action, les courbes dramatiques et tous les autres accessoires décrits dans le livres de Lavandier.

Rien ne s’oppose donc, en théorie, à ce que nous appliquions dans nos romans les méthodes et les concepts de la dramaturgie. Certes, cela ne nous transformera pas en dramaturges ou en scénaristes, mais nos livres n’en seront que meilleurs. Après tout, si notre métier consiste à ciseler des belles phrases, fabriquer de belles digressions méditatives, décrire des lieux et des personnages avec des métaphores impossibles à filmer, nous avons tout intérêt à nous intéresser au métier des dramaturges pour apprendre un art qui nous dépasse : celui de concevoir des histoires fortes et inoubliables.

Ici, je ne résiste pas à citer une fois de plus Robert McKee, qui écrit dans Story :

Si le scénariste ne réussit pas à nous émouvoir par la pureté d’une de ses scènes, il ne pourra pas se cacher derrière des mots, comme le fait le romancier en employant le mode autoral ou le dramaturge grâce aux soliloques. Il ne peut pas dissimuler les failles de sa logique, la faiblesse des motivations et la tiédeur des émotions sous un vernis linguistique, émotionnel ou explicatif en se contentant de nous dire ce que nous devons penser ou ressentir.

Quelles que soient les qualités littéraires d’un romancier, son style, la finesse de ses description, la beauté poétique de ses images, l’intelligence de ses digressions, il n’est pas dispensé d’offrir à ses lecteurs des histoires qui continueront de l’habiter une fois le bouquin refermé et la pyrotechnie littéraire éteinte.

Pour une dramaturgie littéraire

Le problème, avec les grands mots, c’est qu’ils finissent par ne renvoyer à aucune réalité concrète. Le mot « littérature », en particulier, ne nous est pas d’une grande utilité. Que faire d’une catégorie allant des chefs-d’œuvres de la poésie, de la philosophie, du théâtre, de la nouvelle, du roman, jusqu’aux histoires de la collection Harlequin ou aux albums très illustrés de la littérature de jeunesse. À celui qui recommande l’application de la dramaturgie à la littérature, il sera toujours facile d’opposer l’argument « oui, mais Rimbaud n’a jamais eu besoin de dramaturgie pour écrire ses poèmes impérissables ».

Mais si on limite le corpus à tous les livres qui racontent une histoire, il devient possible de formuler une opinion plus pertinente. Inutile, en effet, de recommander la dramaturgie à quelqu’un qui s’inspire de La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, de Philippe Delerm, d’apprendre la dramaturgie. La littérature comporte de milliers de très grands livres dépourvus de conflits dramatiques. La plupart de ces livres sont impossibles à adapter au cinéma (bien que certains fassent l’objet d’adaptations théâtrales). Quand on les commente, on ne les résume pas, on les cite ou on les décrit.

Mais il en est autrement des récits, sous toutes les formes qu’ils peuvent adopter. L’art du récit est un art du temps. Le lecteur d’histoires aime se laisser entraîner par un développement temporel allant d’un début à une fin, avec des péripéties plus ou moins nombreuses entre les deux. Si vous vous reconnaissez dans ce modèle, il se pourrait que la dramaturgie soit pour vous. Il est probable que vous trouviez intérêt à lire et à appliquer l’ouvrage d’Yves Lavandier, même si certaines parties ne vous concerneront pas.

Certes, Lavandier a raison quand il nous met en garde contre la confusion entre littérature et cinéma. Il existera toujours des différences abyssales entre les deux arts. Mais à l’inverse du grand théoricien français de la dramaturgie, j’estime que les points communs sont suffisamment nombreux pour recommander la lecture de son livre aux romanciers. Dans un monde idéal, un traité du récit devrait être divisé en deux parties : la première, commune à tous les arts narratifs, exposerait les principes généraux et universels, tandis que la seconde pourrait se décliner en versions particulières propres à chacun de ces arts. En l’absence d’un tel traité – et en l’absence de tout traité de dramaturgie littéraire – Celui d’Yves Lavandier demeure un ouvrage extrêmement utile pour un romancier.

Ce que la dramaturgie peut faire pour vous – 10 exemples

  • Votre intrigue se traîne lamentablement ? Même votre mère n’arrive pas à dépasser le premier chapitre ? Vous avez sans doute besoin d’un conflit. Je ne parle pas d’une dispute ou d’un pugilat, mais plutôt d’un problème à résoudre.
  • Votre personnage n’intéresse personne ? Ses malheurs laissent les lecteurs de glace ? Vous avez besoin de travailler sa caractérisation.
  • Au bout de deux cents pages, vous ne savez plus qui veut quoi ? Vous avez besoin de préciser l’objectif dramatique de votre protagoniste.
  • Votre deuxième acte traîne en longueur ? Vous avez besoin d’offrir à votre protagoniste de meilleurs obstacles internes et externes.
  • Votre fin est tirée par les cheveux ? Vous avez probablement besoin de chasser un deus ex machina.
  • Votre méchant est caricatural ? Vous avez besoin d’en faire un antagoniste, dont l’objectif est fondamentalement le même que celui de votre protagoniste : atteindre le bonheur.
  • Votre deuxième acte ressemble à un catalogue d’épreuves standardisées ? Vous avez besoin d’un crescendo dramatique.
  • Votre intrigue ne va nulle part ? Vous devez renforcer votre question dramatique.
  • Vous ne savez pas comment créer le suspense ? Utilisez l’ironie dramatique.
  • Vous en avez assez de décrire de nouveau objets, de nouveau lieux ? Réutilisez-les plusieurs fois, grâce au milking.

Foire aux questions

  • En utilisant la dramaturgie, est-ce que je ne vais pas perdre mon talent unique pour fabriquer des histoires hollywoodiennes avec un retournement toutes les dix minutes et un happy end ?

Vous ne trouverez aucune recette hollywoodienne dans un livre de dramaturgie. Les « règles » de la dramaturgie sont suffisamment larges et souples pour vous permettre d’écrire Roméo et Juliette, L’île au trésor, Madame Bovary ou Du côté de chez Swann.

  • Je n’aime pas le conflit et mes scènes d’action sont catastrophiques. Est-ce que je peux utiliser le dramaturgie quand même ?

Le conflit dont il est question dans la dramaturgie peut être intérieur, ou sentimental, ou existentiel. Pas besoin de cascades ni de kung fu. Par exemple, votre protagoniste peut affronter une mère qui lui fait subir une torture psychologique raffinée, ou une maladie mortelle, ou sa propre timidité.

  • J’ai lu quelque part que les meilleurs artistes sont ceux qui savent s’affranchir des règles. Ce que vous proposez, au contraire, c’est de s’y soumettre, non ?

On ne s’affranchit pas des règles sans les connaître. Si vous voulez écrire un roman qui comporte un conflit sans résolution, vous avez intérêt à connaître la structure classique d’une histoire afin de jouer avec les attentes du lecteur. Autre remarque : avant de faire partie des « mailleurs artistes », on commence souvent par être un bon artiste ordinaire, ce qui n’est déjà pas si mal.

  • J’aime écrire des romans bourrés de méditations philosophiques, de monologues intérieurs et de fines observations sur la vie quotidienne. Qu’est-ce que la dramaturgie peut m’apporter ?

Un monologue intérieur peut faire partie d’une histoire, quand il aide à poser ou à résoudre un conflit. Une méditation philosophique peut être dramatisée, de même qu’une fine observation sur la vie quotidienne. Tant que vous écrivez une histoire, vous pouvez l’agrémenter de ces éléments. Mais si votre modèle est Les pensées de Pascal ou Par-delà bien et mal de Nietzsche, la dramaturgie ne vous apportera rien.

Conclusion

Une note personnelle : je n’ai jamais pu terminer Belle du Seigneur. Les mots « chef d’œuvre » écrits en gros caractères sur le bandeau rouge entourant la couverture m’ont incité plusieurs fois à essayer, mais le bouquin m’est tombé des mains à chaque fois. Manque de dramaturgie ?

Une recommandation : en ce moment, La dramaturgie est difficile à obtenir. D’après le préambule du livre, « À l’intention des abuseurs », il semblerait que des internautes indélicats aient mis en ligne des copies numériques de ce livre indispensable. Je vous recommande donc de vous acharner, de suivre la procédure décrite sur cette page du site Le clown et l’enfant et d’attendre patiemment. Croyez-moi, le livre vaut bien cette attente et les 36 € qu’il vous coûtera.

Ah oui, au fait : Yves Lavandier est un auteur auto-édité.