La France, paraît-il, résiste au changement. Tout en faisant partie des pays les plus modernes, les plus automatisés, les plus technophiles du monde. Le Français affectionne les petits villages de pierre, où il se rend avec sa voiture connectée munie d’un GPS, les producteurs artisanaux d’huile d’olive, qu’il découvre sur l’une des cinq tablettes de la famille, les métiers d’art traditionnels, qu’il soutient en visitant l’espace de vente high-tech situé dans une zone d’activité provençale.
L’une des traductions de cette attitude paradoxale est la fameuse « exception culturelle » : accepter la mondialisation pour tout, sauf pour la culture. Estimer que le livre n’est pas un produit ni un bien de consommation et que tous les industriels et commerçants qui contribuent à les fabriquer et les vendre doivent bénéficier de la protection de l’État. Le meilleur symbole de cette résistance aux forces des ténèbres est le livre papier. En France, le développement du livre numérique se heurte à des prises de position extrêmement passionnelles, qui transforment rapidement le débat en un échange d’invectives.
J’ai longtemps fait partie de opposants au numérique et des défenseurs du papier, de sa sensualité, etc. Mon opposition était fondée sur des arguments philosophiques, écologiques et culturels. Si j’ai changé d’avis, c’est parce que j’ai compris qu’il est vain de défendre un état antérieur de la technique en vantant ses mérites. Le livre, qu’il soit numérique ou imprimé, ne peut être séparé du système qui l’a produit. De même, il n’a pas le pouvoir de s’opposer à ce système ou de nous en extraire. J’estime donc que le choix entre le papier et le numérique doit être pragmatique, et non idéologique. Petite démonstration métropolitaine.
Une révélation dans le métro
Il y a quelques semaines, j’ai traversé Paris en métro. Comme cela ne m’était pas arrivé depuis des mois, l’expérience a retrouvé la fraîcheur qu’elle avait perdue, et je me suis mis à regarder autour de moi comme si j’empruntais pour la première fois ce moyen de transport.
Le premier détail qui m’a frappé, c’est que la quasi-totalité des passagers autour de moi portaient à la main, bien en évidence, un smartphone, une tablette ou un ordinateur portable. Certains tapaient des messages, d’autres téléphonaient, d’autre encore consultaient internet ou tapaient un texte.
Il y avait aussi des lecteurs, qui utilisaient leur autre main pour tenir un livre papier, mettant en péril leur équilibre quand ils étaient debout. Polars, romans sentimentaux, best sellers, prix littéraires, plus rarement classiques en poche : du papier, rien que du papier. J’ai eu beau me pencher sur les objets électroniques, pas un n’affichait un ebook.
C’est alors que j’ai reçu une véritable révélation : j’ai compris que la plupart des arguments utilisés pour défendre le livre papier étaient absurdes. Voici l’explication en six contre-arguments.
1. L’argument de la chaude sensualité contre la froide machine
Les « contre » déplorent la disparition de ce rapport physique au livre-papier, objet esthétique, sensuel, porteur d’odeurs, d’annotations manuscrites, de larmes, associé à un lieu, à une période de son existence, à un cadeau ou à un prêt. (Nouvel Observateur)
Dans la rame de métro, les lecteurs ne paraissaient pas vivre une intense expérience sensuelle. Essayez donc de profiter de la douceur du papier et de la bonne odeur de l’encre quand vous tenez votre bouquin à une seule main, avec un doigt au milieu pour l’empêcher de se fermer. Quant au doux parfum de l’encre, les effluves métropolitaines devaient certainement nuire à sa bonne olfaction.
Si je devais parler de sensualité, je la placerais plutôt dans la relation si particulière entre ces métronautes et leur téléphone mobile, un objet choyé, caressé, décoré de coques choisies avec soin, ne quittant jamais le creux de la main. Froide, vraiment, la technologie ?
2. L’argument de la lenteur-lourdeur contre la dématérialisation-légèreté
Le mouvement s’était déjà emparé de la nourriture ou de la musique, il était attendu qu’il devait s’orienter vers la lecture. Le « slow reading » a fait son apparition, en mouvement de résistance aux smartphones, tablettes et réseaux sociaux, tout autant qu’au rythme de vie que le monde moderne impose. (ActuaLitté)
Mes passagers-lecteurs vivaient-ils une expérience plus lente et plus matérielle que des consommateurs de livres numériques ? Voyageant au rythme d’une machine – et non à celui d’un âne ou d’un char à bœufs – leur lecture subissait la dure loi des stations de métro : idéalement, un chapitre devait se boucler entre Charles de Gaulle-Étoile et Bastille.
À l’inverse, est-il vraiment impossible de lire lentement un livre numérique, allongé sur une plage ou affalé dans un canapé ? Nos vies n’ont pas attendu le numérique pour accélérer. Le « rythme du monde moderne » est avant tout le rythme du travail, des transports et des médias. La lecture, à l’inverse, est lente par nature. Vous pouvez consulter un site internet en trois secondes, mais si vous traitez un roman de la même façon, l’expérience ne vous apportera pas grand chose.
Quant à la matérialité, les lecteurs souterrains que j’ai observés ce jour-là ne la vivaient pas comme un avantage, mais comme un encombrement. J’invite ceux qui pensent que la lourdeur des livres est une bénédiction à m’aider à porter mes cartons de bouquins lors de mon prochain déménagement.
3. L’argument de la résistance à l’hyperconnection
Le lecteur numérique, en étant hyperconnecté, perd de sa concentration et de son attention au fil de sa lecture ; distrait, sa lecture reste parfois superficielle. (Monde du livre, débat entre Frédéric Beigbeder et François Bon)
Cet argument se rencontre souvent sous la plume des « luddites », pour qui l’hébergement des livres numériques sur des machines disposant de toutes sortes de distractions telles que Facebook, les SMS, les courriels et la vidéo en ligne nuirait à la concentration que demande la lecture.
Dans le métro, les lecteurs recevaient parfois un SMS, un courriel, une notification Facebook ou un lien vers une vidéo virale. Certes, ces distractions ne venaient pas de leur livre lui-même, mais de la tablette ou du téléphone mobile qu’ils tenaient dans l’autre main. Ils étaient obligés de fermer le livre et de le glisser sous un bras pour s’occuper pleinement de l’alerte électronique qu’ils venaient de recevoir. Une fois l’alerte éteinte, ils revenaient au bouquin, dont ils avaient perdu la page. Distraction moindre, vraiment ?
4. L’argument de la solidité contre la fragile machine
Le papier le plus ancien que j’aie vu en Chine, à Turpan, sur la route de la soie, un endroit particulièrement sec, et donc favorable à la conservation, date de trois siècles après Jésus-Christ. C’était comme s’il avait été fabriqué hier. Cette fausse fragilité du papier cache une extraordinaire solidité. (Le Débat)
Les partisans du livre papier ne manquent jamais de rappeler que leur objet-fétiche peut être écrasé, inondé, jeté en travers d’une pièce sans perdre sa lisibilité. Les liseuses et tablettes, au contraire, tombent en panne sans raison, manquent souvent de batterie et se cassent dès qu’elles tombent par terre.
Certes, les voyageurs du métropolitain apprécient la solidité de leurs livres (toute relative, puisque nombre de livres français sont imprimés sur un papier acide qui jaunit et se casse avec le temps). Comme ils ont déjà l’autre main encombrée de machines électronique, ils soumettent souvent leurs bouquins à des traitements qu’un téléphone mobile ne supporterait pas. Mais il faut rappeler que les livres électroniques possèdent à cet égard une caractéristique intéressante : si la liseuse tombe en panne, il suffit d’introduire ses identifiants sur une autre liseuse pour voir réapparaître magiquement sa bibliothèque. De quoi compenser la fragilité et la dépendance technologique.
5. L’argument des « low tech » contre le monstre technologique (américain)
Low Tech, le livre papier ? Voici comment on fabrique du papier :
La fabrication du papier suit le processus suivant :
– dispersion des fibres dans l’eau ;
– raffinage des fibres pour leur donner les caractéristiques désirées ;
– apport des autres constituants ;
– égouttage pour la formation de la feuille ;
– pressage et séchage ;
– et traitement de surface : surfaçage, couchage…(Document gouvernemental)
Selon Wikipédia, l’industrie du papier est classée comme :
- industrie lourde,
- industrie très consommatrice d’énergie. Les rendements ont été améliorés par la cogénération (production combinée d’électricité et de chaleur). La vapeur ainsi produite servira au chauffage des rouleaux séchant et pressant le papier. La source primaire d’énergie, c’est-à-dire le gaz, est brûlé dans un moteur à gaz ou une turbine à gaz.
- industrie soumise aux quotas d’émissions de gaz à effet de serre et au marché du carbone et des droits à polluer.
- industrie très consommatrice d’eau. C’est pourquoi les usines sont souvent situées en bordure de cours d’eau ou au-dessus d’une nappe phréatique accessible.
Low tech, vraiment, l’industrie papetière ? Et je ne parle pas de l’édition, où même le plus « artisanal » des éditeurs utilise les technologies les plus contemporaines. Un livre numérique sort des mêmes ordinateurs qu’un livre papier. Gutenberg, cet orfèvre devenu petit industriel, n’aurait peut-être pas désapprouvé la numérisation du livre, lui qui a mis sur la paille des milliers d’artisans copistes.
6. L’argument écologique
Je laisse les comptables s’opposer à coups de statistiques pour défendre le bilan carbone du livre papier ou du livre numérique. Mon séjour dans le métro m’inspire un autre raisonnement : puisque la société française est désormais suréquipée d’appareils numériques de toutes sortes, pourquoi ne pas attribuer à ces écrans une nouvelle fonction, celle de liseuses ? Au lieu de s’encombrer d’un livre de poche pas si sensuel, pas si artisanale et qui ne sera jamais relu, pourquoi ne pas le lire sur la smartphone niché dans l’autre main ? Certes, ce petit changement ne sauvera pas la planète, mais il ne contribuera pas non plus à la dégrader davantage. En définitive, le choix du numérique serait ramené à ce qu’il devrait être : une décision pragmatique, à l’intérieur d’un monde moderne dont il n’est pas si facile de s’échapper.