• Scénario : Patrick Herbert - The muddy aftermath

L’art du scénario

L’écriture du scénario est un art dont la subtilité peut rarement être perçue à sa simple lecture. Concentré dans un document de cent pages à peine, le scénario ne contient aucun effet de style qui pourrait en signaler la qualité. Construction purement intellectuelle, il exprime ses qualités quand il est transformé en un film. Alors seulement s’expriment sa cohérence, son intelligence et son ingéniosité parfois diabolique. Ce billet décrit quelques particularités de cet art qui peut autant engendrer de bons romans que de bons films. Ma conviction est que les romanciers devraient composer les scénarios de leurs livres avant d’en écrire la moindre ligne de (ce qui ne veut pas dire qu’ils devraient s’en contenter). Le reproche, devenu courant, à l’égard des romanciers dont les descriptions « ressemblent à des scénarios » ne rend pas justice aux scénaristes, considérés comme des fabricants de scènes à filmer, alors qu’ils excellent dans la dramaturgie,

art de transformer une histoire, vraie ou imaginaire, en un récit construit, comportant un ou des personnages en action (Wikipédia)Comme le dit Robert McKee dans Story,

Si le scénariste ne réussit pas à nous émouvoir par la pureté d’une de ses scènes, il ne pourra pas se cacher derrière des mots, comme le fait le romancier en employant le mode autoral ou le dramaturge grâce aux soliloques. Il ne peut pas dissimuler les failles de sa logique, la faiblesse des motivations et la tiédeur des émotions sous un vernis linguistique, émotionnel ou explicatif en se contentant de nous dire ce que nous devons penser ou ressentir.

Pour le dire autrement, qui peut le plus peut le moins. Quand on arrive à émouvoir à l’aide d’un tapuscrit de cent pages, il est toujours possible de transformer cette épure en un roman de cinq cents pages, bourré de descriptions, monologues intérieurs, digressions et méditations philosophiques…

Un festin conceptuel

Comme toutes les histoires structurées, le scénario se construit à l’aide de concepts. Par exemple, si le scénariste écrit « elle est habillée de vêtements militaires », il y a des chances pour que les vêtements choisis par l’équipe de tournage correspondent totalement au concept de « vêtements militaires ». Ils risquent même d’être surréels, c’est-à-dire tellement purs dans leur conceptualité qu’ils ne ressemblent plus à de vrais vêtements. Il faut comprendre que le travail scénaristique, partant de l’idée à la réalisation, prend le chemin inverse du travail linguistique, allant du réel à l’idée.

C’est la raison pour laquelle on peut donc toujours retrouver les intentions du scénariste dans le film terminé : il suffit de retraduire les éléments visibles en concepts. Par exemple, si les voitures réelles sont souvent sales, il paraît difficile de montrer à l’écran une voiture qui ne soit pas neuve et immaculée. Une voiture sale l’est donc forcément à dessein ; le scénariste a dû préciser qu’elle l’était, et ce simple fait fournit une indication sur ses intentions.

On pourrait penser qu’il est facile d’échapper à cette fatalité. Après tout, le réalisateur pourrait brouiller les pistes, principalement en ne tenant pas compte des indications scéniques. La femme aux vêtements militaires pourrait porter une robe sexy et la voiture pourrait ne pas se distinguer des autres véhicules impeccables qui traversent le film. Pourquoi serait-il obligatoire de livrer de telles indications au spectateur ? La réponse est que ce dernier finirait par protester rétrospectivement parce que cette femme, conçue à partir de concepts, ne ressemble pas à son cliché, parce que cette voiture, qui n’existe que pour rouler dans la boue, n’en porte aucune trace à l’écran.

Personne ne s’intéresse à une histoire illisible, dont les éléments ne racontent rien, mais nous égarent au sein de leur inextricable complexité. Une histoire nous plaît parce qu’elle joue avec notre esprit en nous proposant une énigme à résoudre, une hypothèse à suivre jusqu’à son terme, un mystère que nous croyons comprendre, mais dont la révélation nous prend de court. Sans la simplification qu’opère le scénariste et que traduit le réalisateur, aucune histoire n’est possible.
Conscients de ce jeu incessant entre les signes évidents et le sens caché, entre le manifeste et l’invisible, les bons scénaristes savent jouer avec les attentes et les anticipations des spectateurs en les conduisant sur une fausse piste ou en leur livrant ce qu’ils souhaitent, mais d’une façon qu’ils n’attendent pas.

Dans les romans, la conceptualité revêt d’autres aspects. Comme il n’est pas nécessaire de transformer les mots en images, les éléments utilisés par le romancier ont tendance à se limiter à des clichés. La femme à l’allure martiale sera utilisée comme un signe creux et deviendra un « personnage de carton » (cardboard character en anglais). La voiture ne sera caractérisée que par sa saleté, et sa description ne contiendra aucun autre détail qui la rende plus concrète aux yeux du lecteur. Quant à la possibilité de brouiller les pistes, elle existe, mais implique de noyer l’élément significatif dans un flot de banalités superflues.

Remonter le temps

L’un des secrets du scénario est le voyage dans le temps. En chononaute averti, le scénariste part de la fin pour concevoir, scène par scène et fil par fil, l’écheveau de son histoire. Pourquoi nous montre-t-on cet homme en train de boire des alcools forts ? Parce que son alcoolisme ou la bouteille qu’il tient dans sa main joueront un rôle dans l’histoire. Pourquoi cet immeuble apparaît-il soudain au centre de l’image ? Parce qu’il va s’y passer quelque chose : un meurtre, une histoire d’amour ou un complot.

Le spectateur ignore la raison d’être de ces éléments incongrus, mais leur incongruité même lui met la puce à l’oreille. Sans même y penser, il en déduit de probables événements futurs liés à l’alcoolique ou à l’immeuble. Si ces événements se confirment, il sera déçu, parce qu’il aime avant tout être surpris. C’est ce qu’on appelle une intrigue « cousue de fil blanc ». Mais si les éléments qu’il a repérés sont utilisés de façon créative, sans tricherie (les fausses pistes de Hitchcock), il appréciera le talent du narrateur et recommandera volontiers le film.

Les bons scénaristes savent camoufler les matériaux qu’ils ont ramenés du futur et dont ils se serviront plus tard. Ou bien les montrer pour mieux les détourner. En bons psychologues, ils se mettent à la place du spectateur et inventent pour lui un voyage qui comblera son intelligence. Quel plaisir plus délicat que celui de se perdre dans un univers qu’un créateur astucieux a fabriqué pour nous ? Tel est l’art du scénario : dissimuler du sens dans un voyage conceptuel. Caché derrière les images ou les mots, le scénariste tire les ficelles de sa création. Et quand nous tombons dans les pièges qu’il nous tend, écoutez attentivement : n’entendez-vous pas qu’il rit de nous ? Le plus étonnant, c’est que nous rions avec lui.

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