Yves Lavandier fait partie depuis longtemps de mes héros personnels. J’emporterais volontiers son livre La dramaturgie sur une île déserte – à condition de pouvoir en revenir pour faire lire les histoires que j’aurais écrites grâce à lui. Mon édition commençait à dater. Il s’agissait de la toute première, datant de 1994 et achetée dès sa sortie. J’ai donc acheté la mise à jour la plus récente, parue en janvier 2014, accompagnée du livre Construire un récit.


La dramaturgie, d'Yves Lavandier - 6ème édition
La dramaturgie, d’Yves Lavandier – 6ème édition

Yves Lavandier et Robert McKee m’ont appris à écrire des histoires. Ma dette envers ces deux auteurs est considérable. Pourtant, une nouvelle lecture de La dramaturgie m’a rappelé que son auteur s’insurgerait certainement contre cet usage de son « modèle synthétique ». En effet, bien qu’il s’avoue incompétent en matière d’écriture littéraire, Lavandier montre une certaine réticence quand il s’agit appliquer les principes dramaturgiques à la littérature. Le cinéma, le théâtre, l’opéra, la télévision, la radio et la BD font partie du champ dramaturgique, mais les nouvelles et les romans en sont exclus. J’ai écrit ce billet pour oser un petit désaccord avec l’une de mes idoles.

La dramaturgie, territoire polémique

En France, les règles dramaturgiques ont mauvaise presse. Comme le souligne Lavandier, le culte de l’originalité, de la spontanéité artistique, la défiance à l’égard des « recettes hollywoodiennes » ont provoqué le discrédit d’un art de l’histoire qui remonte pourtant à Aristote :

L’idée que des règles existent en dramaturgie a longtemps choqué ou dérangé certains professionnels, surtout en France. Peut-être oublie-t-on qu’une règle peut être connue de façon inconsciente. Peut-être pense-t-on que règle équivaut à recette ou règlement. C’est un peu plus complexe. Le mot règle englobe une infinité de notions et des degrés très variés de contrainte. Dans Aspects de la théorie syntaxique,  le linguiste Noam Chomsky distingue les règles de compétence, qui sont à l’origine de la grammaire, des règles de performance, qui sont à l’origine du style. Les mécanismes du langage dramaturgique s’apparentent à des règles de compétence. À chacun, ensuite, en « performant », d’y imprimer son style.

Ce discrédit est à l’origine d’une perte d’audience de la production française, que ce soit à la télévision, au cinéma ou dans la littérature romanesque. Nul ne peut ignorer aujourd’hui que le public se dirige plus volontiers vers les séries étasuniennes, les films étasuniens et les romans anglo-saxons. S’il est possible d’expliquer le succès des séries et des films par des considérations techniques (effets spéciaux, acteurs, montage), celui des derniers, en revanche, ne résulte que de la compétence des auteurs à raconter une histoire. Yves Lavandier raconte ainsi la réaction des producteurs français face à l’invasion des séries d’outre-Atlantique :

Plusieurs types d’imitations ont alors vu le jour. On a copié, purement et simplement, en adaptant des séries existantes et en faisant des remakes déclarés. On s’est aussi inspiré sans vergogne, en tentant un Grey’s anatomy à la française, un Ally McBeal à la française, un Dexter à la française. Résultat (tellement prévisible) : un sous-Grey’s anatomy, un sous-Ally McBeal, un sous-Dexter.

Je ne suis pas loin de penser que la réaction française face à l’invasion des romans anglo-saxons provient davantage des auteurs auto-édités que des « auteurs maisons ». Car à l’inverse des derniers, l’auto-édité ne peut compter sur un système culturel qui le pousse, le porte, le commente favorablement. Pas de Goncourt pour les refusés d’éditeurs, pas de télé ni de France Culture. La seule arme dont disposent les indépendants, c’est leur plume. Si leurs histoires ne plaisent pas aux lecteurs, aucune institution dotée de fonds publics ne leur décernera de lot de consolation.

L’adaptation de roman, une mauvaise idée ?

Peut-on transformer un bon roman en un bon film ? La litanie des adaptations ratées semble prouver le contraire. L’annexe de La dramaturgie titrée Dramaturgie et littérature traite principalement de l’adaptation des romans au cinéma. Lavandier défend l’idée que la dramaturgie (cinématographique) ne peut tout faire. Alors que certains considèrent le cinéma comme un art total, capable d’englober tous les autres, il affirme au contraire que « Le cinématographe ne peut tout faire, tout transcrire, restituer toutes sortes de pensées, de sentiments ou d’émotions esthétiques. »

Pour preuve les multiples tentatives d’adaptation de chef-d’œuvres comme Belle du Seigneur d’Albert Cohen, ou Le parfum de Patrick Süskind. Lavandier qualifie d’ailleurs le roman de Süskind d’anti-dramatique, parce que l’action se passe essentiellement dans la tête du personnage principal, qui ne rencontre presque aucun conflit.

Une autre erreur consiste à croire que la dramaturgie est une branche de la littérature. Lavandier s’insurge contre cette idée. Chacun son métier, écrit-il en substance : aux dramaturges la dramaturgie et aux romanciers la littérature. Il se peut que les littérateurs écrivent de temps à autre des histoires, mais ils se révèlent souvent incapable de concevoir une pièce de théâtre digne de ce nom.

Enfin, deux autres caractéristiques éloignent à jamais la littérature du drama. D’abord, les modes de réception ne sont pas les mêmes, car le romancier écrit pour être lu, alors que le dramaturge écrit pour être joué. Ensuite, les mécanismes du récit diffèrent, car la littérature exige un effort de lecture et d’imagination, alors que le théâtre et le cinéma montrent des images.

La force des histoires contre la pyrotechnie littéraire

Pour Yves Lavandier, le récit est « aussi vital à notre psychisme que l’oxygène à notre organisme ». Son livre peut être lu comme un plaidoyer long et détaillé pour l’art du drama. Mais quand il parle de littérature, la nécessité de construire des histoires fortes et rigoureuses devient soudain facultative. Certes, il admet que le roman, tout comme la vie, contienne du drama, mais il estime, à l’instar de Kundera, qu’un romancier devrait développer les qualités proprement littéraires et romanesques de ses romans au point de les rendre inadaptables. À l’inverse, il qualifie volontiers les romans faciles à adapter d’œuvres mineures, quand ils ne sont pas soupçonnés de complaisance ou de mercantilisme :

Ainsi, les romanciers contemporains seraient plutôt bien inspirés d’imiter Kundera, de résister à l’argent du cinéma et d’inciter les cinéastes à ne pas être de simples imagiers et à écrire des scripts originaux. Pour l’instant, les romanciers se frottent les mains et leurs éditeurs avec. Ils ne se rendent pas compte qu’à long terme cette attitude éloigne toujours plus les gens de la littérature.

En apparence, ce conseil pourrait paraître parfaitement censé, mais je voudrais introduire ici mon désaccord,et expliquer pourquoi j’estime que la dramaturgie est soluble dans la littérature (et non l’inverse).

Car s’il est vrai que les romans peuvent contenir du drama, force est de constater que la plupart de ceux qui se vendent et s’achètent sont fondés principalement sur la narration d’un récit. On objectera que tel ou tel grandécrivain est capable d’écrire cinq cent pages sur rien, tenant en haleine le lecteur par la force stupéfiante de son style, mais la majorité d’entre nous, « écrivains mineurs », sommes contraints d’offrir à nos lecteurs de belles et bonnes histoires, racontées dans un style agréable, mais pas envahissant. Pour raconter ces histoires, nous nous appuyons sur les mêmes règles dramaturgiques que les cinéastes, les dramaturges, les librettistes et les auteurs de BD. Nous utilisons nous aussi les conflits, l’action, les courbes dramatiques et tous les autres accessoires décrits dans le livres de Lavandier.

Rien ne s’oppose donc, en théorie, à ce que nous appliquions dans nos romans les méthodes et les concepts de la dramaturgie. Certes, cela ne nous transformera pas en dramaturges ou en scénaristes, mais nos livres n’en seront que meilleurs. Après tout, si notre métier consiste à ciseler des belles phrases, fabriquer de belles digressions méditatives, décrire des lieux et des personnages avec des métaphores impossibles à filmer, nous avons tout intérêt à nous intéresser au métier des dramaturges pour apprendre un art qui nous dépasse : celui de concevoir des histoires fortes et inoubliables.

Ici, je ne résiste pas à citer une fois de plus Robert McKee, qui écrit dans Story :

Si le scénariste ne réussit pas à nous émouvoir par la pureté d’une de ses scènes, il ne pourra pas se cacher derrière des mots, comme le fait le romancier en employant le mode autoral ou le dramaturge grâce aux soliloques. Il ne peut pas dissimuler les failles de sa logique, la faiblesse des motivations et la tiédeur des émotions sous un vernis linguistique, émotionnel ou explicatif en se contentant de nous dire ce que nous devons penser ou ressentir.

Quelles que soient les qualités littéraires d’un romancier, son style, la finesse de ses description, la beauté poétique de ses images, l’intelligence de ses digressions, il n’est pas dispensé d’offrir à ses lecteurs des histoires qui continueront de l’habiter une fois le bouquin refermé et la pyrotechnie littéraire éteinte.

Pour une dramaturgie littéraire

Le problème, avec les grands mots, c’est qu’ils finissent par ne renvoyer à aucune réalité concrète. Le mot « littérature », en particulier, ne nous est pas d’une grande utilité. Que faire d’une catégorie allant des chefs-d’œuvres de la poésie, de la philosophie, du théâtre, de la nouvelle, du roman, jusqu’aux histoires de la collection Harlequin ou aux albums très illustrés de la littérature de jeunesse. À celui qui recommande l’application de la dramaturgie à la littérature, il sera toujours facile d’opposer l’argument « oui, mais Rimbaud n’a jamais eu besoin de dramaturgie pour écrire ses poèmes impérissables ».

Mais si on limite le corpus à tous les livres qui racontent une histoire, il devient possible de formuler une opinion plus pertinente. Inutile, en effet, de recommander la dramaturgie à quelqu’un qui s’inspire de La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, de Philippe Delerm, d’apprendre la dramaturgie. La littérature comporte de milliers de très grands livres dépourvus de conflits dramatiques. La plupart de ces livres sont impossibles à adapter au cinéma (bien que certains fassent l’objet d’adaptations théâtrales). Quand on les commente, on ne les résume pas, on les cite ou on les décrit.

Mais il en est autrement des récits, sous toutes les formes qu’ils peuvent adopter. L’art du récit est un art du temps. Le lecteur d’histoires aime se laisser entraîner par un développement temporel allant d’un début à une fin, avec des péripéties plus ou moins nombreuses entre les deux. Si vous vous reconnaissez dans ce modèle, il se pourrait que la dramaturgie soit pour vous. Il est probable que vous trouviez intérêt à lire et à appliquer l’ouvrage d’Yves Lavandier, même si certaines parties ne vous concerneront pas.

Certes, Lavandier a raison quand il nous met en garde contre la confusion entre littérature et cinéma. Il existera toujours des différences abyssales entre les deux arts. Mais à l’inverse du grand théoricien français de la dramaturgie, j’estime que les points communs sont suffisamment nombreux pour recommander la lecture de son livre aux romanciers. Dans un monde idéal, un traité du récit devrait être divisé en deux parties : la première, commune à tous les arts narratifs, exposerait les principes généraux et universels, tandis que la seconde pourrait se décliner en versions particulières propres à chacun de ces arts. En l’absence d’un tel traité – et en l’absence de tout traité de dramaturgie littéraire – Celui d’Yves Lavandier demeure un ouvrage extrêmement utile pour un romancier.

Ce que la dramaturgie peut faire pour vous – 10 exemples

Foire aux questions

Vous ne trouverez aucune recette hollywoodienne dans un livre de dramaturgie. Les « règles » de la dramaturgie sont suffisamment larges et souples pour vous permettre d’écrire Roméo et Juliette, L’île au trésor, Madame Bovary ou Du côté de chez Swann.

Le conflit dont il est question dans la dramaturgie peut être intérieur, ou sentimental, ou existentiel. Pas besoin de cascades ni de kung fu. Par exemple, votre protagoniste peut affronter une mère qui lui fait subir une torture psychologique raffinée, ou une maladie mortelle, ou sa propre timidité.

On ne s’affranchit pas des règles sans les connaître. Si vous voulez écrire un roman qui comporte un conflit sans résolution, vous avez intérêt à connaître la structure classique d’une histoire afin de jouer avec les attentes du lecteur. Autre remarque : avant de faire partie des « mailleurs artistes », on commence souvent par être un bon artiste ordinaire, ce qui n’est déjà pas si mal.

Un monologue intérieur peut faire partie d’une histoire, quand il aide à poser ou à résoudre un conflit. Une méditation philosophique peut être dramatisée, de même qu’une fine observation sur la vie quotidienne. Tant que vous écrivez une histoire, vous pouvez l’agrémenter de ces éléments. Mais si votre modèle est Les pensées de Pascal ou Par-delà bien et mal de Nietzsche, la dramaturgie ne vous apportera rien.

Conclusion

Une note personnelle : je n’ai jamais pu terminer Belle du Seigneur. Les mots « chef d’œuvre » écrits en gros caractères sur le bandeau rouge entourant la couverture m’ont incité plusieurs fois à essayer, mais le bouquin m’est tombé des mains à chaque fois. Manque de dramaturgie ?

Une recommandation : en ce moment, La dramaturgie est difficile à obtenir. D’après le préambule du livre, « À l’intention des abuseurs », il semblerait que des internautes indélicats aient mis en ligne des copies numériques de ce livre indispensable. Je vous recommande donc de vous acharner, de suivre la procédure décrite sur cette page du site Le clown et l’enfant et d’attendre patiemment. Croyez-moi, le livre vaut bien cette attente et les 36 € qu’il vous coûtera.

Ah oui, au fait : Yves Lavandier est un auteur auto-édité.

12 réponses

  1. Cher Guy Morant

    Je suis ravi de vous avoir été utile, même si le mot « idole » ne me met pas très à l’aise. Heureusement, ce post prouve que vous ne vous prosternez pas complètement. Voilà qui est sain. Merci donc pour ce débat.

    Votre texte m’inspire quelques réflexions.

    Dans les différences entre littérature et dramaturgie, vous en oubliez une très importante, que je signale dans le chapitre 15, et qui concerne le mode de réception : un roman se lit souvent en plusieurs fois, par petits bouts, parfois même sur plusieurs semaines ou plusieurs mois. Un film ou une pièce de théâtre sont conçus pour être vus d’un seul coup, en 2 heures. Il arrive qu’un spectateur regarde un DVD en deux ou trois fois. Mais s’il étale sa vision sur deux mois, à raison de 5 minutes par ci, par là, il se fout complètement la réception de l’oeuvre en l’air.

    Pourquoi cette différence est-elle si importante ? Parce qu’à mon avis, elle autorise la littérature de fiction à être moins exigeante sur l’artisanat narratif. Quand on lit dix pages d’un roman chaque soir, on s’ennuie moins vite si l’auteur, par exemple, ne respecte pas l’unité d’action.

    Bien sûr, si le romancier fait un travail de dramaturgie rigoureux, il ne s’en portera que mieux et aura même de fortes chances de créer une addiction. Son roman sera alors lu en quelques jours.

    Votre passage sur Kundera met au jour une faille de mon raisonnement, je l’admets. Oui, on peut écrire un roman et respecter les règles du récit. Oui, il y a des points communs. Et oui, pourquoi ne pas écrire un roman qui sera assez dramaturgique pour être adapté. J’avoue moi-même que, quand le récit d’un roman n’est pas assez efficace, il m’arrive de décrocher. Cf. l’exemple des « Aventures d’Arthur Gordon Pym » que je donne dans le chapitre 15.

    En même temps, je trouve d’autres attraits à la littérature, une sorte de petite musique que je ne trouve pas au théâtre ou au cinéma. Cette petite musique n’est pas due à la possible pyrotechnie littéraire. Le style pour le style m’emmerde. Elle est due, pour moi, à son mode de réception, à cette intimité physique et intellectuelle que l’objet littéraire crée avec son récepteur, ainsi qu’au pouvoir de la littérature de solliciter l’imaginaire.

    Je me souviens ainsi avoir pris beaucoup de plaisir à lire « Exercices de style », « Le parfum », « L’étranger », « Les jeunes filles », « Les rendez-vous de la colline », « Battre Roger », « Les lettres persanes », « Mon oncle Oswald » ou « La vie mode d’emploi », romans très différents les uns des autres mais qui m’apparaissent soit totalement inadaptables soit ne présentent aucun intérêt à être adaptés. J’aime aussi beaucoup lire Agatha Christie mais pas en voir des adaptations audiovisuelles. Je trouve que le mystère passe mieux en littérature. Idem des deus ex machina. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer un roman de la série « Harry Potter » avec un film de la même série.

    Par ailleurs, je regrette vivement que quelqu’un qui ne connaît pas « Le parfum » choisisse de voir le film plutôt que de lire le roman. C’est à peu près la même histoire mais ce n’est pas du tout la même sensation. En faisant cela, pour moi, il fait preuve de paresse et commet un joli gâchis. J’aime bien l’idée qu’un romancier écrive, à l’instar de Kundera, pour provoquer une expérience particulière chez son lecteur et non pour être adapté au cinéma.

    Bref, il me semble que nous avons un peu raison tous les deux. Je maintiens qu’il y a de nombreuses différences entre la fiction écrite pour être lue et la fiction écrite pour être vue. Oui, les règles de la dramaturgie peuvent être appliquées au roman. Ne vous gênez pas ! Mais vous, romanciers, n’êtes pas obligés d’être aussi rigoureux que les auteurs dramatiques. Vous avez d’autres attraits. Pour autant, cela ne justifie pas que vous vous laissiez aller. Qui peut le plus peut le moins.

    Bien à vous

    Yves Lavandier

    PS. J’aime beaucoup votre FAQ. J’adhère à 100 %.

  2. Cher Yves Lavandier,

    Merci beaucoup pour ce commentaire, qui donne à mon petit billet une valeur et une vigueur nouvelle. Je n’osais espérer entamer avec vous ce débat qui me passionne.

    Je crois que vous avez bien compris que si j’ai des idoles, je ne suis pas idolâtre ! Le respect et l’admiration n’interdisent pas à mon avis le dialogue et le (léger) désaccord. Il reste que je maintiens ce que j’ai écrit : sans La dramaturgie, je n’aurais jamais su comment écrire une histoire.

    Concernant les points que vous défendez, je vous accorde aisément que le roman peut se permettre plus de libertés avec l’histoire que les arts proprement dramatiques. Cervantès, Sterne et Nodier nous divertissent en se jouant des codes de la narration. Quant à Queneau, ses Exercices de style sont un tour de force qui lui a valu une place définitive dans l’histoire de la littérature. La remarque de Kundera, bien que provocatrice, avait sa pertinence : si on continue à écrire des romans à l’âge du cinéma, c’est parce que la littérature offre justement cette liberté qui fait oublier l’absence d’images.

    Mais s’il peut être stimulant de s’affranchir des contraintes, il demeure nécessaire de les connaître. Personne ne respectera un peintre qui choisit l’abstraction parce qu’il est incapable de dessiner, ou un romancer qui se réfugie dans le modernisme pour dissimuler qu’il ne sait pas raconter des histoires. S’il existait une véritable formation de l’écrivain, elle devrait commencer par le conte, dont vous écrivez (si ma mémoire est bonne) qu’il se rapproche de la dramaturgie. Bien sûr, on ne peut s’en tenir à cela, et rien n’est plus déprimant qu’un roman qui renonce à utiliser les moyens propres à la littérature pour se contenter de ressembler au scénario d’un film qui ne sera jamais tourné. Sans le jeu avec la langue, sans l’intimité avec la cœur et le monologue intérieur des personnages, sans les sensations et les émotions, sans cette petite musique que vous décrivez, la littérature n’aurait plus de raison d’être.

    Votre travail est un plaidoyer brillant pour la création d’histoires de qualité au cinéma, au théâtre, en BD, etc. À défaut d’un Yves Lavandier de la littérature, j’estime que tout écrivain peut trouver avantage à étudier la dramaturgie à travers vos livres. Beaucoup d’auteurs n’ont d’ailleurs pas attendu mon conseil pour vous lire. Car il ne faut pas oublier que la littérature française souffre des mêmes maux que le cinéma français, avec les mêmes conséquences. Un roman de 400 pages dépourvu de toute intrigue peut bénéficier du financement du CNL (comme le film correspondant bénéficie de celui du CNC), il suscitera rarement l’adhésion des foules. Sans chercher à créer chez les lecteurs une addiction littéraire, les nouveaux écrivains qui lisent La dramaturgie espèrent réapprendre un art que l’establishment littéraire français a trop longtemps négligé.

    « Qui peut le plus peut le moins » : je fais mienne votre conclusion et je formule un souhait : que vos livres continuent à rayonner dans le monde du cinéma comme en littérature, en France et à l’étranger, et qu’ils inspirent des histoires fortes aux romanciers et aux scénaristes. Nous avons besoin de maîtres tels que vous, qui nous apprennent, avec modestie et brio, à transformer nos idées balbutiantes en histoires qui embellissent la vie.

    Merci encore de m’avoir fait l’honneur de me répondre.

    Sincères salutations,

    Guy Morant

  3. C’est moi qui vous remercie. Je pense que la prochaine édition de « La dramaturgie » tiendra compte de cet échange. En revanche, je ne me sens pas de taille à écrire un traité sur la narration en littérature. Ma culture littéraire est trop parcellaire. Yves

  4. Bonsoir Guy, bonsoir Yves,

    Je me permets de me joindre à votre discussion passionnante. D’abord pour saluer la qualité de votre site, Guy. Je l’ai découvert hier soir et ai le sentiment que je vais y passer quelques heures… régulièrement.
    Ensuite pour vous dire à mon tour, Yves, que je suis également fan de « La Dramaturgie ». Grâce à lui, j’ai écrit mon premier. Puis tous les suivants. Tout en étant d’accord avec certains de vos arguments concernant la distinction entre l’écriture romanesque et la dramaturgie, je rejoins Guy quand il affirme que la seconde peut servir très utilement la première. Je dois avouer que je suis grand amateur de cinéma et que ceci explique sans doute cela.
    Beaucoup de producteurs se sont dits intéressés par mes romans, qu’ils estimaient très aisément adaptables au cinéma (pour l’instant, rien ne s’est concrétisé), et la remarque commune à tous les lecteurs qui me parlent de mes livres est qu’ils trouvent mon écriture très visuelle et qu’ils ont l’impression de voir un film quand ils me lisent ! Cela, je le dois incontestablement à ce que j’ai retenu de « La Dramaturgie » et que j’ai ensuite mis en pratique dans l’écriture de mes romans. La plupart du temps, mes personnages agissent, je privilégie le verbe à l’adjectif (dramaturgie). Ce qui ne m’interdit pas de m’attacher à leur intériorité (littérature).
    J’ai même poussé le vice jusqu’à créer une collection de séries littéraires conçues comme des séries télé ! Et suite à la publication de mon premier roman, une société de production m’a demandé de travailler pour elle à l’élaboration de scénarios.
    Donc, oui, sur beaucoup de points – mais pas sur tous, il est vrai –, littérature et dramaturgie sont deux mots qui vont très bien ensemble.
    Enfin, comme vous deux, j’ai une belle expérience de l’autopublication, bien que la plupart de mes écrits soient publiés chez des éditeurs dits traditionnels.
    J’ai lu sur ce site que « La Dramaturgie » s’enrichissait d’une version actualisée. Je vais donc m’empresser de me la procurer, la mienne date de 2004 !

    J’espère avoir le plaisir d’échanger avec vous.
    Laurent Bettoni

    1. Bonjour Laurent,

      Merci pour ce témoignage précieux. Plus nous serons nombreux à reconnaître notre dette envers Yves Lavandier, plus il découvrira que son influence dépasse le cercle des scénaristes. Il y a, dans La dramaturgie, une dimension universelle qui dépasse de très loin le cinéma pour décrire le fonctionnement de notre « inconscient narratif ». Le conflit, la question dramatique, l’action et tant d’autres concept nous permettent, à nous auteurs qui pouvons si facilement nous perdre dans d’aimables jeux de langage, d’atteindre une dimension plus archaïque et plus profonde de l’esprit.

      Si, grâce à votre commentaire, d’autres auteurs décident de se pencher sur le travail d’Yves Lavandier, je suis persuadé que leurs livres n’en deviendront que meilleurs. Au fond, c’est cela que je souhaite : lire de meilleures histoires, me sentir emporté par des récits qui me fassent vivre les émois d’un écrivain misanthrope et célibataire endurci qui rencontre une femme par internet ou d’un adolescent orphelin élevé par une gouvernante écossaise.

      Guy

      1. Bonjour Guy,

        Oui, Yves est trop modeste, et cela l’honore. Mais il est indéniable que beaucoup de règles dramaturgies collent bien à l’écriture romanesque et que si plus d’auteurs lisaient Yves, leurs romans s’en ressentiraient en bien.
        Tant mieux (ou tant pis), gardons-le jalousement pour nous.

        Vos histoires d’écrivain misanthrope et d’ado élevé par une nurse écossaise me disent quelque chose…

        Laurent

  5. Cher Laurent

    Bravo pour ces succès que vous devez sûrement plus à votre talent qu’à mon livre. Je connais beaucoup de gens qui ont lu mes livres, les ont appréciés, et qui, pour autant, n’arrive pas à écrire de récit qui tienne la route. Ni même à évaluer correctement un scénario, quoi qu’ils en pensent.

    Si vos lecteurs vous disent qu’ils ont l’impression de voir un film, c’est probablement parce qu’il y a une bonne dose de dramaturgie dans vos romans. J’en suis ravi pour vous.

    Maintenant, plus généralement, le seul fait de voir des images quand on lit un roman n’est pas la preuve que ledit roman est cinématographique et ferait un film formidable. Le principe même de la littérature de fiction est de susciter des images dans la tête du lecteur. J’ai vu des images quand j’ai lu « La vie mode d’emploi ». J’ai vu des images quand j’ai lu « Le parfum ». J’ai même vu des images quand j’ai lu « Exercices de style » !

    Pour qu’un roman fasse un bon film, il faut bien plus que des images. Il faut du conflit, un enjeu, de l’unité d’action, une structure, etc.

    Petite curiosité : si l’un de vos romans devient un film. Que préférerez-vous ? Que votre récit soit lu sous forme de livre ou vu sur un écran ?

    Je sais que si j’avais écrit « Le parfum », je préférerais mille fois qu’il soit lu.

    Bien à vous

    Yves

    1. Cher Yves,

      D’accord avec vous : enjeu, conflit, structure, mais aussi ironie dramatique et milking… c’est ce que j’enseigne aux auteurs qui me sollicitent pour un accompagnement littéraire, dans la partie que j’appelle le travail préliminaire à l’écriture et qui aboutit à l’élaboration d’une sorte de séquencier. Mais, bien sûr, cela ne se prête pas à tous les livres.

      Et si l’un de mes romans devenait un film, je préférerais qu’on le lise avant d’aller voir le film, c’est certain. La force d’un livre est qu’il permet à chaque lecteur de se faire son propre film, ce qui est toujours plus puissant que d’aller un film qui rend forcément compte du point de vue du réalisateur ou du scénariste.
      Et de toute façon, quand on adapte un roman au cinéma, il est impossible d’être totalement fidèle au roman, pour les raisons que vous évoquez. Certains romans sont même franchement inadaptables pour les mêmes raisons.

      Mon doux rêve serait d’écrire des romans et des scénarios. Mais pas forcément sur les mêmes histoires…

      Bien à vous,
      Laurent

  6. Attention, les excellents livres de Lavandier ne fonctionnent pas tels que en écriture littéraire, du moins que pour la métastructure. En théâtre, cinéma, le metteur en scène et les acteurs passent après le dramaturge injectant dans l’oeuvre chair et âme aux personnages. En littérature, l’auteur fait tout. Ecrire un roman n’est pas écrire un scénario.

    1. Tout à fait, Gilles. Je crois que nous sommes tous d’accord sur ce point. Le romancier peut se permettre des libertés qui sont interdites au scénariste, mais il doit également offrir au lecteur une vision de cette âme et chair dont vous parlez. Pour résumer ma position, j’estime que si un roman n’est pas un scénario, un romancier peut écrire le scénario de son roman avant d’écrire le roman proprement dit.

      Le scénariste et le dramaturge disposent d’une palette de moyens plus réduite que l’écrivain, et c’est bien pour cela qu’ils sont intéressants. Les romanciers ont beaucoup à apprendre de ces artistes de la structure dramatique, qui travaillent sur l’essence même de la narration.

  7. Bonjour a tous.
    Je viens d’acquérir la sixième edition de la Dramaturgie afin de l’utiliser pour perfectionner mes intrigues de romans de fictions et je m’interrogeais sur ce point. Merci à l’auteur de ce débat.

    Je me permets de poser la question à Yves Lavandier lui meme: dans le cadre de l’élaboration d’une intrigue de roman de fiction, utiliser les mécanismes de la dramaturgie peut il induire le débutant que je suis en erreur ? ( se focaliser sur des choses qui sont hors sujet par exemple ?)

    Dans mon cas, je pense utiliser ces connaissances afin d’ameliorer les intrigues de romans de fictions.

    Selon moi connaitre les mecanismes de la dramaturgie semble essentiel, car ( en reprenant vos termes) pour pouvoir susciter des images dans la tête du lecteur, il me semble qu’il faut déjà savoir quoi raconter.
    A quoi faire du style et des constructions littéraires si le lecteur ne vibre pas, ne s’identifie pas aux personnages, ne tremble pas pour eux ?

    J’ajouterais que dans le cas d’un romancier de fiction, on doit jouer tous les roles; scénariste, monteur, cadreur, metteur en scène…

    Par ailleurs, l’auteur de l’article à ecrit
    « Le romancier peut se permettre des libertés qui sont interdites au scénariste »

    Quelles sont ces libertés?
    Merci à vous.

    1. Bonjour Olivier,

      Merci de ce commentaire.

      Je précise d’abord qu’Yves Lavandier n’a jamais encouragé l’usage de son ouvrage à des fins littéraires, bien au contraire. La dramaturgie n’est devenu un manuel de référence en littérature que parce que des auteurs tels que moi-même (et bien d’autres avant moi) en ont reconnu l’utilité.

      Il existe pourtant de grandes différences entre l’écriture dramatique et la fiction romanesque. Par exemple, le romancier peut plus facilement présenter ses personnages de l’intérieur, alors que le dramaturge ne peut les caractériser que par leurs actes. Quant aux libertés dont je parlais, il s’agit surtout des jeux et effets de style que la langue autorise et qui n’ont aucun correspondant au théâtre ou au cinéma. De par sa proximité avec ses personnages, l’écrivain peut plus facilement faire émerger le sens d’une vie dans ses moindres détails, sans aucune action visible. Il s’agit là, en quelque sorte, d’une dramaturgie des sentiments et du monde intérieur, à laquelle le dramaturge n’a pas accès.

      Bien à vous,

      Guy Morant

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