Intellos désincarnés, s’abstenir. Nous allons parler ici d’un sujet salissant, périlleux pour le dos et très éloigné des hautes sphères littéraires : la création de mondes imaginaires (tous corps de métiers). J’entends venir d’ici les auteurs de littérature générale, de polars, romances ou thrillers. « Arrêtons-là cette lecture indigne de nous », dites-vous en chœur, « nos histoires ne se situent pas dans quelque paradis artificiel, mais dans les rues sales et grouillantes du vrai monde ». Je défends quant à moi l’idée que toute histoire se situe dans un monde imaginaire, même si ce monde ressemble parfois au nôtre. Dans la France que je connais, par exemple, les tueurs en série paraissent beaucoup moins fréquents que dans les romans de mes confrères du rayon « Thrillers », alors que certains éléments ordinaires de la vraie vie, comme les journées sans histoire, les soirées cupcakes entre copines ou les embouteillages, en sont totalement gommés.

Tout auteur choisit l’environnement dans lequel se déroulent ses histoires et définit les règles qu’il impose à ses personnages. Qu’il invente une civilisation galactique ou qu’il fabrique un Paris où le risque de finir égorgé dans une rue déserte dépasse largement les statistiques officielles, il est obligé d’endosser la défroque usée du démiurge. Ce premier billet décrit les divers types de mondes imaginaires, du plus proche de nous au plus éloigné, en évoquant les nécessités et les risques de chacun.

Création de mondes imaginaires : typologie des degrés d’irréalité

Essayez d’écrire un récit sans vous être représenté son décor. Vous vous apercevrez vite que l’absence de contrainte rend le travail d’écriture difficile, parce que le lieu fait partie de l’histoire au même titre que les personnages. Si mon protagoniste s’assoit, le siège qui accueille son postérieur joue un rôle, même infime, dans le récit. Rien de pire qu’un fauteuil générique, qu’une maison sans qualités, qu’une rue ordinaire, qu’une ville standard. Plus je connais les spécificités du lieu, plus mon histoire s’inscrit dans la matière et dans le corps. Un protagoniste a besoin d’un monde qui lui résiste et qui parle à ses sens, avec de la pluie grasse et qui colle à la peau, des murs rugueux, des parfums de fleurs et des rues bruyantes.

Dans sa nouvelle Funès, ou la mémoire, Jorge Luis Borges imagine un personnage qui n’oublie rien. Sa mémoire est capable de lui restituer intégralement chaque moment de sa vie, avec toutes les émotions et sensations qu’il a vécues à cet instant. La plupart d’entre nous, heureusement, ne ressemblent pas à ce malheureux, que la fidélité de sa mémoire rend prisonnier d’un temps immuable. Notre mémoire infidèle subit une reconstruction constante qui modifie les scènes de notre passé selon les besoins du présent. Cette capacité à réagencer les souvenirs s’appelle déjà l’imagination. Avant d’avoir écrit la moindre ligne de littérature, nous sommes déjà des créateurs d’un monde imaginaire – celui dans lequel nous plaçons le récit de notre vie.

Mais l’imagination est également capable de fabriquer des environnements qui ne ressemblent que de très loin à notre propre expérience. Utilisant des souvenirs de livres, de films, de récits, nous pouvons nous représenter des mondes que nos pieds n’ont jamais foulés ou qui n’existent pas, qui parfois nous paraissent plus réels que notre quotidien.

1. « Notre monde »

Choix par défaut de la plupart des romanciers de littérature générale, de polars, de thrillers et de romances, « notre monde » semble aller de soi. L’évidence de ce genre d’environnement permet de passer sous silence la plupart des détails – ou du moins de ne pas expliquer les règles du jeu. Quand vous racontez à un ami une histoire qui vous est arrivée, vous n’avez pas besoin de décrire le contexte et vous pouvez vous concentrer sur la narration et le monde intérieur des protagonistes. Les descriptions sont brèves, des noms de rues suffisent, et celui qui souhaite approfondir la question est prié de se référer aux guides touristiques ou de visiter directement l’endroit.

Les difficultés commencent quand les événements que j’invente ne se sont pas réellement produits. La rue Réaumur est-elle à sens unique ? Une victime défenestrée au premier étage des Galeries Lafayette risque-t-elle vraiment d’en mourir ? Je pourrais vérifier, soumettre chaque point de mon roman à une expérimentation rigoureuse, mais cela me prendrait plus de temps que l’écriture elle-même. Je pourrais aussi inventer une rue qui n’existe pas, un grand magasin appelé les « Grandes Galeries » dont je choisis les caractéristiques de manière à rendre les scènes possibles. Dans ce cas, ma création glisse insensiblement vers le monde de synthèse, et mon imagination se met en marche pour fabriquer une rue ou un grand magasin plausibles, jusqu’à transformer intégralement Paris pour les y intégrer.

Degré supérieur de difficulté : la description d’une partie de « notre monde » que je ne connais pas. Certes, je dispose d’un nombre considérable de sources pour me la représenter, mais ces sources présentent toutes un défaut. Littéraires, elles sont imprégnées de la subjectivité des auteurs. Touristiques, elles se concentrent sur les beaux lieux et les clichés de vacances. Sociologiques, elles ne font appel qu’à l’intellect. Seuls les récits de voyages peuvent parfois remplacer l’expérience directe du lieu, mais ils sont limités à ce que leur auteur a expérimenté. Si mon personnage s’obstine à traverser des quartiers de Pondichéry qu’aucun voyageur n’a décrits, le lecteur attentif s’apercevra que la ville reconstruite par mon imagination n’a pas partout la même densité.

2. « Notre passé »

Le passé dont il est question ici ne nous est accessible que par des sources littéraires et historiques et des témoignages. Ses particularités le différencient fortement des autres décors imaginaires :

Les récits historiques sont toujours menacés par l’anachronisme, mais aussi par la raideur résultant d’une trop grande fidélité aux sources. L’équation du romancier consiste à revisiter le passé sans le peindre de couleurs modernes. Pour cela, il est contraint de digérer les sources et de reconstruire le passé pour se l’approprier. Le Paris médiéval de Patrick Süskind (Le parfum), par exemple, a tout d’un monde imaginaire. On s’y promène sans avoir, ni l’impression de parcourir une monographie historique, ni celle de lire un récit moderne paré d’un déguisement de pacotille.

3. L’uchronie

Dans l’uchronie, le passé dévie de ce que nous en connaissons pour devenir un authentique monde imaginaire. Le changement est souvent attribué à un événement (dans Rêve de fer, de Norman Spinrad, Adolf Hitler est devenu un auteur de science-fiction plutôt qu’un tyran sanguinaire), à une invention (l’éther, dans Confession d’un automate mangeur d’opium, de Fabrice Colin et Mathieu Gaborit) ou à la coexistence d’univers parallèles (Le seigneur des Airs, de Michael Moorcock).

L’uchronie permet une plus grande fantaisie que le roman historique, mais les modifications apportées au passé menacent la cohérence du monde décrit. Il ne suffit pas de dépeindre l’Angleterre victorienne en y ajoutant des technologies avancées ou des loups-garous, il faut également montrer comment ces apports modifient le décor que nous connaissons et le transforment en un monde très différent. Si vous introduisez des dirigeables, par exemples, vous devez leur donner des aérogares, remplacer les croisières en bateau par des croisières aériennes, prévoir des usines, un approvisionnement de carburant, retarder l’invention de l’avion, etc. Toute altération du passé entraîne des conséquences incalculables, que vous devez imaginer.

4. L’anticipation

L’anticipation concerne un futur proche qui prolonge les tendances de notre monde actuel. Qu’on imagine une rupture où le conséquences de forces déjà à l’œuvre dans le présent, l’univers imaginaire contient à la fois des traits familiers et des caractéristiques nouvelles. En cela, il s’apparente à l’uchronie, dans la mesure où il demande d’altérer le monde connu en le soumettant à l’influence de ces facteurs nouveaux.

L’anticipation rencontre les mêmes difficultés que la futurologie : contrainte à la vraisemblance, elle est obligée de prendre en compte des centaines de facteurs de changement, sous peine de ressembler à une expérience de pensée abstraite et stérile. Dans En panne sèche, d’Andreas Eschbach, par exemple, l’avenir connaît une transformation dramatique sous l’effet de l’épuisement du pétrole. Le monde futur décrit escamote la plupart des traits de notre présent pour se concentrer sur l’aspect énergétique, ce qui le rend peu crédible.

5. Les mondes parallèles

Tout est possible dans les mondes parallèles, mais la plupart de ces succursales de la réalité appartiennent à la catégorie des dérivations. Comme dans l’uchronie et l’anticipation, l’auteur modifie quelques variables d’un décor présent ou passé pour obtenir une hypothèse originale et intéressante. Deux grandes options sont alors possibles : soit les univers alternatifs jouent avec les grands événements de l’histoire afin de montrer leur influence et d’imaginer ce que nous serions devenus s’ils ne s’étaient pas réalisés (comme dans La porte des mondes, de Robert Silverberg), soit ces variantes n’ont aucune importance en tant que telles, et le récit se concentre sur le voyage à travers le multivers (comme dans le cycle des Princes d’Ambre, de Roger Zelazny).

6. Le lointain avenir

Le domaine du lointain avenir se partage entre trois grandes tendances : le space opera, marqué par une foi dans le progrès technique, la dystopie, qui s’appuie sur des convictions contraires, et les régressions plus ou moins médiévales, où la magie revenue se mélange aux vestiges technologiques. L’auteur qui choisit ce degré d’imaginaire est obligé d’inventer intégralement son monde, sans le dériver directement du présent ni du passé. Il partira souvent d’une hypothèse, d’un « et si… », pour construire un univers à la fois original et signifiant. Dans Deathworld, par exemple, Harry Harrison imagine une planète à forte gravité qui mène une véritable guerre à la colonie humaine qui s’y est installée depuis plusieurs centaines d’années. Cette hypothèse lui permet de mettre en contraste deux attitudes humaines à l’égard du monde naturel, dans un futur qu’il ne cherche pas à rendre vraisemblable.

Deux écueils menacent ce genre de fictions. D’abord, leurs mondes imaginaires peuvent être dépourvus de nombreux éléments présents dans toutes les civilisations connues et que nous identifions comme les caractéristiques invariantes de toute culture humaine. Il n’est pas rare d’y trouver des villes d’acier, aux bâtiments trop bien alignés, où les humains semblent s’être métamorphosés en fourmis, ou bien des villages de méchants qui n’éprouvent jamais le besoin de rire, de chanter ou d’aimer. Ces univers conceptuels, qui n’existent que pour illustrer une thèse ou héberger une histoire à sensation, nous laissent indifférents parce que notre imagination échoue à nous les représenter de façon réaliste.

Le deuxième écueil est l’instrumentalisation du monde imaginaire par le récit. Une illustration : je décide d’écrire un roman situé dans un monde où des mutations génétiques ont engendré une caste de monstres disposant de pouvoirs surnaturels. Je souhaite soumettre mon héros à un conflit puissant et dangereux, qui menace son existence, sa raison et même la survie de son âme. Je vais donc l’obliger à traverser un territoire crépusculaire, peuplé de créatures infernales obsédées par le désir de le détruire. Hélas, ces monstres de série B risquent de n’impressionner personne, parce que j’ai omis de leur offrir une existence propre. Ils ont pour seule raison d’être de s’opposer au héros. Ils ne possèdent aucune conscience, aucun conflit intérieur, aucune courbe dramatique.

7. Les mondes de fantasy

La fantasy est probablement le genre qui met en œuvre les mondes imaginaires les plus détaillés et les plus cohérents. Libérés de la référence au passé – même si ces univers fictifs peuvent se situer eux aussi dans l’avenir – et du souci de vraisemblance, les auteurs peuvent choisir les caractéristiques de leur monde dans le catalogue complet des potentialités imaginaires.

Dans certains cas, cette liberté conduit à des univers fascinants, qui nous entraînent dans des aventures que nous ne sommes pas près d’oublier. Terry Pratchett, par exemple, dans ses livres du Disque-monde, explore l’imaginaire comme aucun autre avant lui ne l’avait fait. Mais ce n’est pas le cas de tous les auteurs – loin de là. Chaque saison littéraire nous apporte une moisson d’histoires similaires, où des rois sanguinaires aidés par des mages aux pouvoirs mystérieux s’affrontent par le fer et la magie, tandis que des rôdeurs barbus héritiers de royaumes courent l’aventure et rencontrent des nains, des sorcières ou des dragons. Le genre a construit ses clichés et ses ornières, comme si tous ses romans se déroulaient dans un seul monde, création collective de J. R. R. Tolkien, Anne McCaffrey, Tanith Lee, Georges R. R. Martin, Fritz Leiber, etc.

8. Les mondes extraterrestres

S’il est difficile d’imaginer une civilisation future qui ne ressemble pas à un cauchemar climatisé, que dire des civilisation extraterrestres ? La culture martienne décrite par Christopher Priest dans La machine à explorer l’espace, par exemple, ressemble à un long et ennuyeux dimanche chez des cousins tuberculeux.

Les extraterrestres sont-ils gourmands ? Ont-ils développé une culture de l’amour et du sexe ? Portent-ils des vêtements ? Selon les réponses à ces questions, leur monde peut ressembler au nôtre, avec quatre doigts au lieu de cinq et une cuisine répugnante, ou au contraire s’en éloigner au point de rendre toute compréhension mutuelle impossible. Mais comme l’imagination humaine se nourrit de souvenirs, nous n’arrivons souvent à nous représenter l’autre qu’en référence à nous-même. Pour le lecteur comme pour l’auteur, des aliens trop différents risquent d’être confinés dans la catégorie des monstres à éliminer.

9. Les autres dimensions

Domaine privilégié de méditations poétiques et de l’hermétisme, les autres dimensions ont inspiré à des auteurs des années 60-70 des romans qui font partie des expériences extrêmes de la science-fiction. Je ne les mentionne que par un souci d’exhaustivité, mais je ne me rappelle pas avoir lu un seul roman mémorable appartenant à ces terres éloignées de l’imagination.

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