La littérature échappe à la quantification scientifique. Vous avez beau aligner les chiffres – un kilo de papier, 500 pages, 100 000 mots, 8 675 connecteurs logiques, phrases de 6,81 mots en moyenne – vous n’arriverez pas à distinguer Voyage au bout de la nuit d’un roman à quatre sous. En l’absence d’une valeur absolue dont la science permettrait d’établir incontestablement l’existence, vous pourriez être tenté par le relativisme culturel, toujours très à la mode. Affirmant que la célébration d’une œuvre résulte d’un engouement culturel plus que du génie du créateur, vous en viendrez alors à nier la notion même de qualité littéraire.

La plupart d’entre nous, auteurs, lecteurs et critiques, s’acharnent pourtant à parler de la valeur des livres que nous aimons, s’appuyant sur des éléments qui sont loin de faire l’unanimité. Chacun bricolant un jugement à l’intérieur de son propre univers de valeurs, nous parlons de « bons livres » à propos des ouvrages les plus disparates, sans chercher à imposer notre opinion à ceux qui « ne sont pas polar » ou qui n’aiment pas la « littérature de filles ».

À défaut d’une jauge universelle, comment  évaluer un livre ? Si même les éditeurs en sont incapables, au point de manquer des romans qui deviendront plus tard des succès planétaires, quel discours pouvons-nous encore produire sur la valeur d’un livre ?

Petit inventaire personnel :

La qualité d’un auteur

L’auteur a mobilisé les fantasmes des critiques des deux siècles précédents. Héros privilégiés de l’hagiographie littéraires, ils sont devenus peu à peu leurs propres personnages, jusqu’à la caricature. Biographies merveilleuses, hauts faits rapportés, anecdotes, l’écrivain paraissait même plus intéressant que ses livres. Corollaire de la biographie, la collection des œuvres complètes permettait aux spécialistes et aux lecteurs de lire la moindre ligne écrite par leur génie, comme si un poème d’enfance consacré au petit chat du futur grand homme apportait un éclairage décisif sur ses livres futurs.

Cette époque, je le crains, est désormais révolue. Le héros des lettres se fait rare, ces temps-ci. En cette époque d’uniformisation des modes de vie, où la technologie façonne nos existences et dicte le contenu de nos esprits, les biographies ont perdu beaucoup de leur charme. Quel intérêt, en effet, de raconter la vie d’un écrivain qui roule en voiture, regarde la télévision, emprunte pour acheter son pavillon de banlieue et travaille au guichet d’une banque ?

La qualité d’une écriture

Quand on ne dispose pas d’un auteur à la biographie intéressante, qui a fait tous les métiers et parcouru les cinq continents, quand l’auteur a « beaucoup lu et peu vécu » (Borgès), quand ses portraits ne révèlent pas l’être profond, le chercheur d’absolu, la force de la nature, la gravure de mode ou l’aventurier, il reste la fameuse « aventure d’une écriture » (Jean Ricardou, Pour une théorie du nouveau roman). Le culte de la déesse Écriture, caractéristique de ce qu’on a appelé Modernité, s’est très vite perdu dans les sables noirs des déserts de papier. Aujourd’hui, les aventures textuelles sont confinées dans les histoires de la littérature et le Grand Style jouit du respect que l’on voue au Anciens, mais il motive rarement les foules à se précipiter sur un livre.

L’originalité

Aucun auteur (à l’exception du Pierre Ménard de Borgès) n’aspire à copier servilement les livres des autres. L’originalité fait partie des prémisses de tout projet d’écriture. Mais de quelle originalité parle-t-on au juste ? Le vingtième siècle a déjà tout tenté, tout inventé, tout osé. Les écrivains modernistes sont allés si loin dans l’expérimentation qu’il n’est plus possible aujourd’hui d’innover dans l’écriture sans passer pour un plagiaire de ces aventuriers des limites littéraires.

L’originalité demandée aux auteurs actuels consiste donc le plus souvent à trouver une nouvelle variation sur un thème déjà connu. Dans un jeu raffiné entre les clichés et les expériences audacieuses, on transforme, on recycle, on réagence, mais on produit rarement du tout neuf. Car les lecteurs, devenus consommateurs de livres, demandent à la fois du familier (un genre, des ingrédients immuables, des références culturelles communes) et des surprises (le narrateur est le meurtrier, les vampires sont les bons de l’histoire, le monde est sauvé par hasard…) Toujours relative, l’originalité ressemble désormais à une épice, dont il convient d’user avec modération.

L’intensité émotionnelle

Loin de la littérature intellectuelle, qu’on lit page par page, le dictionnaire à portée de main, la littérature sentimentale arrache des larmes, transporte de joie, bouleverse. Voyageur de l’affect, le lecteur en veut pour son argent : il lui faut sa ration de drames et de réconciliations, de peines d’amour et de bonheurs fugaces. Ici, on juge un livre d’après l’effet qu’il produit. Qu’importe sa qualité intrinsèque, qu’importe si l’auteur ne remporte jamais de prix littéraire et ne figure pas parmi les écrivains étudiés au lycée – les émotions qu’il apporte à ses lecteurs leur suffisent.

Pour ceux qui seraient tentés de dénigrer cette littérature qui plaît aux femmes, une simple réflexion : il n’est pas si facile de susciter des sentiments ; il faut des personnages complexes et profonds, des intrigues passionnantes, des dialogues de qualité. N’en déplaise aux défenseurs de la grande littérature, l’écrivain sentimental est un artiste lui aussi, et la valeur que ses lecteurs lui attribuent ne relève pas de l’illusion.

L’ingénieuse construction de l’intrigue

On arrive ici dans les eaux troubles des littératures de genre. Vilipendée pendant plusieurs décennies, considérée naguère comme dépassée, l’histoire a connu en France un véritable discrédit, dont la littérature peine aujourd’hui à se remettre. Tant d’auteurs affectaient de ne rien raconter, d’écrire des livres où rien ne se passait, hormis la fameuse aventure d’une écriture. Leurs livres, aujourd’hui, prennent la poussière sur les étagères des bibliothèques municipales et des facultés de lettres. Le public boude massivement cette aride littérature pour dévorer les romans anglo-saxons, sans lesquels la plupart des éditeurs auraient déjà fait faillite.

Le roman passionnant, celui dont l’intrigue tient en haleine, celui dont la lecture se termine à trois heures du matin, possède un point commun avec le roman sentimental : pas besoin de prescripteur pour le faire apprécier. Pour ce genre de livres, le bouche à oreille fait des miracles. Quand on a lu une bonne histoire, on en devient automatiquement l’un des évangélisateurs. Universel, sachant parler à tous les âges de la vie, aux deux sexes et à toutes les cultures, le récit possède des propriétés presque magiques. Une bonne histoire peut transformer une vie, faire évoluer la société, sauver le monde, qui sait ?

La complexité et la séduction d’un personnage

Pas de bonne histoire sans personnages de qualité. Un personnage réussi atteint la complexité et la richesse d’un être vivant. Il emprunte souvent ses traits à telle ou telle personne réelle. Pour le romancier, élaborer ses personnages, les doter d’une véritable biographie, de conflits cachés, de particularités uniques se révèle toujours un investissement rentable. Non seulement le récit acquiert des dimensions supplémentaires, les dialogues s’enrichissent, mais les personnages finissent également par acquérir une vie propre et par dicter à l’écrivain les mots et les actions qui les concernent.

De tous les critères de qualité cités ici, celui-ci est le plus sûr : si les personnages accèdent à un degré de complexité et d’autonomie suffisant, si aucun ne semble découpé dans un grand morceau de carton, le roman se distinguera presque automatiquement par d’autres qualités. Sentiments, intrigue, écriture : tout découle des personnages. Si, une fois le livre fermé, ces créatures de papier continuent à vivre en nous, comme des amis ou des membres de notre famille (mieux parfois), nous lui attribuerons à coup sûr d’éminentes qualités littéraires

L’originalité, la beauté et la cohérence d’un monde imaginaire

Je finis par un thème qui m’est cher : celui des mondes inventés. L’art du démiurge imaginaire, injustement négligé, mérite pourtant une citation dans cet inventaire. De même qu’on peu dialoguer dans l’esprit avec des personnages issus de l’imagination d’un auteur, il est possible de voyager dans les paysages d’un monde fabriqué. La cohérence et la finesse des détails nous autorisent à rêver sans que notre réalité plus ordinaire ne nous rappelle à l’ordre. Par une froide et humide soirée de décembre, nous nous libérons de nos pesanteurs pour accéder à des visions inouïes, des univers si réalistes qu’ils nous paraissent plausibles. Là aussi, ces songes persistent une fois le bouquin refermé (sur le nom de Paphos). Le bon livre serait-il celui qui nous fait oublier que nous lisons ?

Écrire des bons livres : tous les romanciers devraient aspirer à cet exploit. Mon parti pris : que l’écriture soit, non l’expression aveugle d’un moi, mais une façon de se lier aux autres en leur offrant les meilleures productions de son esprit. Les bons livres sont des cadeaux et des déclarations d’amour aux lecteurs. À ceci près que la relation littéraire, à l’inverse de la relation amoureuse, se partage…

 

3 réponses

  1. Dire que le vingtième siècle a déjà tout inventé est un peu fort non? Comment peut-on le savoir sans connaitre le futur?
    Cependant qu’on ait déjà inventé, osé, plein de choses est bien. Et on peut tout à fait être original en s’inspirant des autres.
    Les bons livres sont uniques à chaque lecteur, d’où le problème pour les repérer. On ne peut pas plaire à tout le monde…

    1. Quand je dis « tout inventé », je vise surtout les outrance avant-gardistes, les innovations scripturales sans avenir qui ont été successivement proposées au XXe siècle. Cette originalité-là, toute la fable de l’« aventure d’une écriture », a cessé depuis longtemps de m’intéresser. J’estime qu’on peut passionner les lecteurs sans être obligé de révolutionner la littérature. L’essentiel est le contenu humain, pas les aromates stylistiques inventés pour relever des plats littéraires sans saveur.

      1. Je suis tout à fait d’accords qu’on peut passionner les lecteurs sans révolutionner quoi que ce soit. Inventer trop de style tend à perdre le lecteur. C’est rendre un message simple trop compliqué…

        Merci pour cet article.

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