Le mois de septembre est celui du renouvellement. Après deux mois sans classe, je retrouve les quatre murs et les vingt tables, scène permanente d’un spectacle dont le programme ne change pas. Dans ce décor industriel où l’obligation scolaire confine trente enfants et un adulte, on pourrait se croire condamné à répéter sans cesse les mêmes leçons à des petits sujets qui se ressemblent, produits standardisés d’une éducation d’État. Heureusement, il y a les filles…

Une injustice

À rebours d’une idéologie du bon sang, qui prête aux rejetons des riches des aptitudes naturellement supérieures, celle de la cire vierge suppose que les enfants soumis à un traitement identique développeront exactement les mêmes dispositions – toutes choses étant égales par ailleurs, comme disent les scientifiques. Ce postulat désuet circule encore dans l’inconscient collectif de l’école publique, où la différence est si souvent assimilée à l’inégalité des chances. C’est ce qui explique que tant d’enseignants se vouent principalement à aider les enfants malchanceux, issus de milieux peu favorisés, abandonnant les élèves doués à leur sort.

Pour ma part, j’ai toujours considéré cet abandon comme une profonde injustice. Pensez donc : nos meilleurs élèves, ceux qui témoignent très jeunes d’une parfaite adéquation avec les valeurs de l’école, sont à peine félicités pour leurs efforts et leur réussite, tandis que les enfants qui, pour les raisons les plus diverses, échouent à fournir ce que le système attend d’eux, bénéficient des soins constants de ces maîtres changés en éducateurs. À croire qu’il suffit de se laisser aller à la paresse ou d’afficher un comportement perturbateur pour mériter plus d’attention que les autres. À croire aussi que les belles notes du « bon élève » (que plus personne n’ose nommer ainsi) le mettent pour toujours à l’abri des difficultés, qu’elles soient scolaires ou psychologiques.

Le triomphe éphémère des filles

Un autre fait troublant : d’après mon expérience et celle de tant d’autres enseignants, la majorité de ces élèves doués sont des jeunes filles, issues des milieux les plus divers. De nombreux ouvrages ont analysé ce phénomènes, qui ne se manifeste pas qu’en France. Dans une société où les hommes occupent la plupart des postes de pouvoir, pas besoin de lire dans le marc de café pour prédire que la réussite précoce de toutes ces filles ne leur garantit pas un avenir radieux. Peut-être même que certains de leurs camarades turbulents et peu travailleurs auxquels les enseignants successifs auront consacré tant d’efforts finiront par arracher les meilleurs postes dans le monde professionnel, sous le seul prétexte qu’ils appartiennent au bon genre.

C’est la raison pour laquelle je n’hésite pas à affirmer que, si l’école a pour mission légitime de lutter contre le fameux échec scolaire, elle doit également respecter et honorer le beau travail et le comportement remarquable de ces filles, sans craindre que cette valorisation des meilleur(e)s ne fasse du tort aux autres. Car si l’école veut donner le goût de l’effort et du savoir, y compris à ceux que ces valeurs ne séduisent pas naturellement, elle doit au moins récompenser les élèves qui représentent les meilleurs modèles de ce qu’elle attend. La réussite scolaire ne doit pas être cachée ou traitée comme un privilège honteux, mais célébrée comme un aboutissement qui mérite l’admiration.

Quatre jeunes filles

J’en viens au sujet de mon billet, ces quatre jeunes filles à qui j’ai dédié Lucie Acamas et les Compagnons de l’Ordre Vert et qui m’en ont inspiré le personnage principal. Je les ai connues toutes dans la même école. Elles ont fait partie de mes élèves, noms ordinaires dans une liste, visages parmi les visages. Elles possèdent plusieurs points communs, le plus remarquable étant qu’elle ont toutes forcé mon admiration. Toutes les quatre brillantes, mais aussi vives, sensibles, cultivées, tour à tour sérieuses et enjouées, généreuses, honnêtes, grands cœurs sans mépris ni condescendance, elles possédaient également des talents spontanés d’artistes qu’aucune formation n’avait encore déformée.

L’une s’inscrivait dans une tradition familiale, telle autre était influencée par une mère ou un père au tempérament de créateur, telle autre encore exprimait les étonnements de ses premières réflexions sur le monde.

Toutes ont joué dans un spectacle que j’ai mis en scène. Elles ont été le Premier Ambassadeur, La Fée Bleue, Pinocchio, Pantine, le Narrateur. Elles on prêté vie à des créatures imaginaires, bouleversant des publics de parents, dont plusieurs avaient du mal à retenir des larmes d’émotion. Souvent, elles ont surpris leur propres parents, qui découvraient un aspect de leur fille qui ne devait rien à l’éducation qu’elle avait reçus.

J’ignore aujourd’hui ce que sont devenues la plupart de ces quatre jeunes filles. J’espère surtout que la vie et les études ne leur ont pas enlevé cette grâce qu’elles manifestaient à huit, neuf ou dix ans. Peu importent qu’elles aient ou non suivi le chemin des arts, j’espère seulement qu’elles demeurent, au fond de leur cœur, ces êtres sensibles et lumineux qu’elles étaient enfants.

Comment naît un personnage

Lucie Acamas est née pendant que ces élèves traversaient mes classes successives. Très tôt, j’ai compris qu’elle leur devait l’essentiel de ses traits. Comme les rêve, l’imagination ne crée pas, mais transforme. Je n’aurais pu imaginer Lucie sans Milan, Julie, Louise, Angélina. Chacune a prêté à mon personnage une partie de son identité unique. C’est pour reconnaître ma dette envers elles que je leur ai dédié mon roman.

Lucie doit sauver son père : j’ai voulu attribuer cette cette mission, traditionnellement réservée aux garçons, à une frêle jeune fille. L’une de mes ambitions était de montrer que les filles méritaient une autre fonction que celle de faire-valoir d’un héros masculin, comme Hermione dans Harry Potter, condamnée au second rôle de la bonne élève un peu trop livresque. Ce fait, d’ailleurs, n’est peut-être pas étranger à la transformation de Joanne Rowling en ce « JK Rowling » aux consonances masculines.

À travers Lucie, je remercie mes anciennes élèves pour tout ce qu’elles m’ont appris et je leur souhaite d’obtenir les places qui leur reviennent dans la société.

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