Le malentendu

C’est le chanteur M qui l’affirme (dans 20 Minutes) : « Le succès est toujours un malentendu. » Il n’est pas le seul à le déclarer. Cette phrase figure régulièrement dans les interviews de chanteurs, écrivains, cinéastes, souvent attribuée à Malraux ou à Schopenhauer. Dans un pays où les gros tirages sont considérés comme une preuve de médiocrité, les artistes les plus vendeurs affirment volontiers qu’ils n’ont jamais recherché le succès. Tout absorbés par leur recherche d’authenticité et de perfection artistique, ils n’ont pas vu venir cette encombrante réussite, dont ils savent pourtant apprécier les avantages matériels.

Au plus admet-on une seule exception à cette règle, que Pierre Nora théorise avec éloquence. Selon lui, il existe deux types de best sellers, les programmés et les inattendus. Comme on peut s’y attendre, seuls les seconds ont de l’intérêt, parce qu’ils révèlent les « sensibilités latentes d’une société ». Les premiers, au contraire, appartiennent à un genre qui « suppose une machinerie éditoriale complexe ; il repose sur une véritable industrialisation de la fabrique du succès. » On en déduit facilement qu’un auteur digne de ce nom ne doit pas poursuivre ce succès-là, mais renoncer à l’idée de plaire en espérant secrètement rencontrer un jour les fameuses sensibilités latentes.

Telle est l’essence de l’« exception culturelle » française : l’idée que le succès n’est pas un indicateur de qualité. Les meilleurs livres ou films restent dans l’obscurité et ont besoin d’une aide publique pour exister, car le public ignorant ne leur accorde pas la place qu’ils méritent (ou s’il le fait, c’est pour de mauvaises raisons). Pendant qu’une industrie du succès s’emploie à fabriquer des produits culturels bas de gamme qui séduisent immanquablement le populaire, les créateurs authentiques grelottent dans leur chambre de bonne.

Au pays de la réussite matérielle

Dans un livre paru récemment (Archer et Jocker, The Bestseller Code), deux chercheurs présentent les résultats d’une ambitieuse expérience de data mining sur les best sellers du New York Times. Leur idée est de dégager quelques critères permettant de déceler, dans une masse de manuscrits ou d’ouvrages publiés, les romans possédant le potentiel pour devenir des best sellers. Cette entreprise, dont on peut raisonnablement penser qu’elle ne suscitera que des railleries de ce côté-ci de l’Atlantique, constitue une tentative très scientifique de déterminer quelques-unes de lois du succès. Ses résultats ont beau se limiter à quelques truismes, elle indique que l’appartenance à la liste du célèbre quotidien n’est pas totalement le fait du hasard.

Il est vrai que les Étasuniens se distinguent par une attitude radicalement différente de la nôtre à l’égard de la réussite éditoriale. On pourrait la résumer ainsi : le succès est révélateur des qualités de l’œuvre et des tendances profondes de la société. Si un succès est inattendu, cela signifie avant tout que les éditeurs n’ont pas été capables de le prévoir. C’est d’ailleurs l’argument principal des auteurs indépendants : leur réussite prouve l’incompétence des éditeurs. Pas besoin d’autre justification pour s’auto-publier : j’ai vendu 40 000 exemplaires, donc j’avais raison de m’entêter.

Bien sûr, il existe, là-bas comme ici, un discours public consistant à légitimer le travail des éditeurs et à déplorer que tant de débutants s’affranchissent du contrôle éditorial pour s’adresser directement au public. De nombreux acteurs du système culturel continuent à penser qu’il est impossible d’atteindre les plus hauts tirages sans une assistance éditoriale de qualité. Cependant, rares sont ceux qui se permettent de mépriser par principe la liste du New York Times, sous prétexte qu’elle ne contiendrait que des romans industriels et quelques phénomènes de société.

Le succès a-t-il mauvais genre ?

Aux USA, on trouve en librairie des centaines de guides, de méthodes et de livres pratiques destinés aux auteurs de fiction. Cette bibliothèque n’est pas conçue pour vous apprendre comment écrire un roman d’avant-garde ou une autofiction. Elle vise essentiellement ce qu’on appelle la « marketable fiction », fiction vendable ou compatible avec le marché.

Ce fait semble donner raison à tous ceux qui rejettent à la fois les best sellers et la théorie narrative facilitant leur écriture. Mais considérez seulement l’alternative : avez-vous vraiment envie d’écrire des romans non vendables, qui ne correspondent en aucune façon à la demande du marché ? Si vous êtes convaincu que le genre de fiction auquel appartiennent vos écrits ne vous permettra d’accéder ni à un contrat d’édition, ni à une quelconque visibilité sur les plate-formes de vente en ligne, votre motivation ne risque-t-elle pas de diminuer ? La réponse à cette question est individuelle ; le poète continuera d’écrire de la poésie, même en l’absence d’un marché. Je soupçonne pourtant qu’elle orientera les choix de la plupart des romanciers qui désirent être lus.

La première condition pour atteindre le succès, indépendamment de toute considération de qualité, est donc de choisir un genre qui possède un lectorat important. Il pourrait paraître absurde qu’un polar se vende mieux qu’un roman littéraire sans cadavre, mais ce fait est indéniable. Si vos préférences d’auteur vont au second, vous devez savoir que vos chances d’être publié, puis lu en seront automatiquement moindres. La qualité de vos écrits ne suffira pas à vous faire monter en haut des listes, si ces écrits ne correspondent pas à ce que les lecteurs recherchent. Imaginez un cuisinier proposant le meilleur plat de rognons de bœuf de France à une époque où le public se détourne des abats. Ou un architecte réalisant les plus belles villas de style baroque au moment de l’éclosion du Bauhaus.

Le choix d’un genre bénéficiant d’un grand lectorat n’est d’ailleurs pas un phénomène récent. Ce n’est pas par hasard que Cervantès parodiait les romans de chevalerie, ni Rabelais celui des romans populaires de la fin du Moyen Âge. Dumas a illustré le roman de capes et d’épées, le roman historique, le roman d’amour, etc. Flaubert, de même, a pris soin d’inscrire Salammbô et Madame Bovary dans leurs genres respectifs, dont il connaissait parfaitement les particularités.

Du danger d’imiter le succès des autres

Une fois le genre défini, les livres pratiques proposent une méthodologie pour construire une intrigue et des personnages, susciter l’adhésion du lecteur et manufacturer une fin surprenante. C’est précisément là que le bât blesse : très souvent, cette méthodologie s’inspire tellement des best sellers existants qu’elle permet seulement… de les réécrire ! Shawn Coyne, par exemple, porte au pinacle Le silence des agneaux, de Thomas Harris, et vous aide à écrire des romans suivant le même modèle narratif, comme s’il n’existait qu’une seule route vers la réussite.

Tel est souvent le paradoxe des méthodes de narration : à force de s’inspirer des romans à succès existants, elles finissent par exclure toute innovation dans l’art décrire. Confondant les manies d’une poignée de romanciers étasuniens avec les lois universelles de la narration, elles emprisonnent les nouveaux auteurs dans des clichés qui lasseront le public. En effet, si les conventions et les scènes obligatoires d’un genre ont leur importance, l’originalité de l’intrigue et des personnages détermine bien plus profondément le destin d’un roman.

Comme tous les autres arts, celui d’écrire des histoires ne peut être enfermé dans une méthodologie rigide. Pas plus que les autres arts, celui d’écrire des histoires ne peut se passer d’une maîtrise de ses techniques de base. Les règles fondamentales de la narration ne briment pas la créativité, mais la libèrent. Les méthodes qui m’intéressent sont celles qui atteignent le difficile équilibre entre la contrainte et la liberté, la tension et le relâchement, les conventions et la créativité.

Une dernière remarque : j’évite également tous les livres qui me promettent la facilité. Car s’il est une chose que j’ai apprise en écrivant, c’est que la maîtrise d’un art demande énormément d’efforts et d’obstination. N’importe qui peut dessiner un beau portrait en suivant pas à pas une vidéo en ligne, mais la création d’un portrait vraiment original n’est accessible qu’à celui qui a usé des centaines de crayons à s’exercer et à chercher son style. En réalité, les meilleurs traités d’art narratif n’offrent pas des solutions faciles, mais des consignes à respecter. Dès qu’une méthode ressemble à un exercice de peinture par numéros, vous indiquant dans les détails comment remplir les petites cases pour obtenir un résultat standardisé garanti par contrat, vous pouvez être sûr qu’elle ne vous apportera rien.

Une réponse

Laisser un commentaire