Un abandon

Certains auteurs accumulent cent, deux cents, trois cents lettres de rejet (comme David Gaughran). Moi, il m’en a fallu à peine une petite centaine, concernant plusieurs livres, pour abandonner définitivement l’écriture.

Ou, du moins, je croyais que ma décision, cette fois, serait définitive.

Cela valait mieux ainsi : les histoires d’écrivains ratés n’intéressent personne, et je n’avais pas envie de passer à nouveau toutes mes soirées à écrire un autre roman, destiné à subir le même sort que les précédents. « Si la cause est bonne, c’est de la persévérance. Si la cause est mauvaise, c’est de l’obstination. » disait Laurence Sterne. J’avais choisi de considérer ma propre cause – me faire éditer – comme une obsession futile. Écrivain, je ne le serais jamais, ce qui ne m’empêchait pas de vivre ni de me regarder dans la glace.

Le retour d’une obstination

Puis, il y eut ce soir d’hiver. C’était en février dernier. Seul à la maison, j’avais abattu toutes les tâches en retard ; le temps humide et crépusculaire décourageait le promeneur. Par désœuvrement, je sortis d’un placard une caisse où somnolaient mes archives de scribouillard (le titre d’écrivain m’étant à jamais interdit). J’écartai le dossier qui contenait les lettres de refus et me saisis d’un manuscrit à la couverture abîmée par les allers-retours postaux. Je me mis à le lire, et les mots me parurent étrangers pour la première fois. Les six années passées depuis l’enterrement de ces pages avaient coupé le lien trop intime que je conservais naguère avec mes divagations. Pour la première fois, je me lisais comme on lit un autre.

Immédiatement, mon imagination me représenta les scènes qui se succédaient. Les personnages prirent vie ; leur sang circulait en moi. J’étais Lucie, j’étais Aristide, Amara et même Gaïus. Je parcourais avec eux le monde inconnu que j’avais créé des années auparavant, étonné de le trouver encore aussi solide, aussi réel. Quelques heures plus tard, alors que le pâle soleil s’était couché depuis longtemps, j’achevai ma lecture. J’étais ému, bouleversé même. Une créature peut-elle émouvoir son créateur ?

Je compris alors que je n’avais pas le choix. Si, parcourant ces pages, je n’avais éprouvé que l’ennui d’une relecture supplémentaire, j’aurais pu refermer cette caisse, abandonner mes créatures de papier à l’oubli qu’elles méritaient. Mais mon émotion prouvait que j’avais réussi, pour la première fois, à insuffler aux mots un peu de ma propre chair et de mes sentiments. Mon livre vivait ; je ne pouvais décider de l’abandonner à cet oubli meurtrier.

L’auto-édition de papa

Les jours suivants, je perdis peu à peu mes nouvelles résolutions. N’avais-je pas, six ans plus tôt, envoyé mon manuscrit cent fois retravaillé à tous les éditeurs de jeunesse ? Je ne m’étais pas résigné sans raison : bien qu’opiniâtre de nature, j’avais épuisé la totalité des pistes et des méthodes conseillées par ceux qui avaient marché sur cette route avant moi. Les éditeurs n’avaient jamais autant publié de livres, mais ils recevaient mille fois plus de manuscrits. Incapables d’en faire le tri, ils s’en remettaient au hasard ou aux diktats de leurs contrôleurs de gestion. Être publié relevait plus que jamais de l’espoir impossible.

Je m’intéressai alors, un peu par hasard, à un auteur américain dont j’avais déjà vu passer les livres sur la page d’accueil d’Amazon : Dan Poynter, parachutiste, auteur de livre utiles (nonfiction) et auto-éditeur. Poynter avait réussi à construire, à l’américaine, une carrière d’auteur, de conférencier, puis de conseiller en autoédition, à partir des années 70. J’achetai son ouvrage majeur, The Self-Publishing Manual, où il présentait simplement les nombreuses étapes de la fabrication artisanale d’un livre.

L’enthousiasme revint. Je me voyais déjà recevant de mon imprimeur cent cartons contenant mes romans, que j’entreposais ensuite dans mon garage en attendant de les distribuer moi-même aux libraires. J’imaginai, m’inspirant du spécialiste en marketing de livres John Kremer, des actions de promotion inédites, dans des lieux où les livres n’avaient jamais été vendus. Je m’apprêtais à devenir un homme-orchestre de l’édition, quitte à devoir me muscler pour porter les inévitables cartons de bouquins.

Mais cette étape fut de courte durée : dès que je me fus renseigné sur les pratiques des libraires et des distributeurs et que j’eus comparé le volume des fameux cent cartons à la place disponible dans mon garage, je compris que mon nouveau rêve relevait simplement de l’inconscience. Impossible de vendre soi-même des romans de papier dans un monde où les grands distributeurs bénéficient d’une position d’oligopole. J’avais déjà croisé, dans des marchés provençaux, des auteurs locaux qui avaient fait ce choix, condamnés à démarcher directement le chaland, pitoyables derrière leurs tas de livres usés par les multiples transports. Je n’avais pas envie de finir comme eux.

Un nouveau monde

Peu de temps après, je m’achetai une tablette d’occasion, un Google Nexus 7 de 2012, afin d’accéder à mes courriels et de taper quelques textes pendant les vacances. Je téléchargeai l’application Kindle pour Android, j’acquis pour quelques euros les œuvres complètes de quelques auteurs classique et je me surpris à trouver du plaisir à les lire sur ce nouveau support. Le livre numérique, ce n’était donc pas plus compliqué que cela : utiliser un appareil polyvalent que l’on possède déjà pour lire des livres peu coûteux sans encombrer les étagères de sa bibliothèque.

Je naviguai sur le site d’Amazon : dans la boutique Kindle, je vis que les livres auto-édités bénéficiaient d’autant d’exposition que les ouvrages issus de « vrais » éditeurs. Elle était là, la révolution de l’auto-édition que je cherchais : dans cette démocratie résultant de l’égalité des livres à l’intérieur de la vitrine numérique. Ici, les places n’étaient pas attribuées au plus offrant, mais à celui dont l’offre correspondait le plus étroitement aux goûts du client. Quant aux recommandations, elles n’émanaient pas d’autorités culturelles qui vous dictaient ce que vous deviez aimer, mais de simples lecteurs comme vous qui avaient été touchés pas un livre.

Pendant ces vacances, ma tablette me permit d’acheter des dizaines de livres numériques, pour la plupart consacrés… à l’art et à la manière de créer, de mettre en ligne et de faire connaître des livres numériques. Je lus Gaughran, Alvear, Henkel, Doepker, Sambuchino, Vandroux, Kawasaki et j’en oublie. De retour à la maison, j’avais pris ma décision : auto-éditeur numérique je serais. La suite, vous la découvrirez dans les billets à venir…

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